"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Buenos Aires, 1927, dans le cadre du prestigieux championnat du monde d'échecs, vont s'affronter deux des esprits les plus brillants de leur siècle : José-Raul Capablanca, diplomate cubain, séducteur désinvolte et stratège de génie, tenant du titre de champion du monde et dont nul ne doute de l'invincibilité ; Alexander Alekhine, aristocrate russe, fraîchement naturalisé français, prodige sombre qui noie dans la boisson ses tourments intérieurs.
Alors que le duel entre les deux hommes débute, Capablanca, certain de sa supériorité, passe ses nuits dans les cabarets de la ville, néglige ses répétitions et se lance dans une relation passionnelle avec la sublime Marinca Duncan, chanteuse du Curzon et maitresse de l'un des caïds de la mafia locale.
A la surprise générale, Capablanca perd la première partie. Quelques jours plus tard, il reçoit une lettre anonyme annonçant un meurtre que lui seul pourrait empêcher. Dans la moiteur estivale, Capablanca plonge dans les bas fonds de la ville pour empêcher la prophétie meurtrière de se réaliser, au péril de sa vie. Convaincu que son intelligence saura lui permettre de découvrir l'origine de cette entreprise de terreur, il se lance à corps perdu dans une enquête qui le mènera dans les plus infâmes bouges de Buenos Aires, au contact de grands criminels et des parrains de la mafia.
Le sombre tango d'un maître d'échecs s'attache aux faiblesses de ses personnages, aux frustrations nourries par les années pour composer une tragédie duale où l'adversaire n'est pas celui qui est désigné. Une atmosphère qui n'est pas sans rappeler l'univers de Dashiell Hammet, ou celui de Josef von Sternberg.
Précision liminaire : il n'est point besoin de connaître les échecs ni même de s'y intéresser pour apprécier ce roman, construit comme un polar, et mené de main de maître (normal aux échecs me direz-vous) de bout en bout. Le championnat est une partie du contexte, de la toile de fond du livre, celle qui permet à l'intrigue de se dérouler ; l'autre partie est le Buenos Aires de 1927 : ses quartiers chauds, comme La Boca dans lequel la mafia règne et fait la police, le quartier des cabarets que Capablanca court tous les soirs pour ramener une femme dans son lit, pour écouter du jazz et boire, le bidonville de San Jorge dans lequel des Indiens s'entassent dans des conditions d'extrême dénuement. Tous ses quartiers où ils ne fait pas bon traîner, le soir particulièrement.
Autre précision, qui n'est point liminaire celle-ci, et pour cause, le championnat du monde décrit par JF Bouchard s'est réellement déroulé et Capablanca et Alekhine sont des hommes ayant vraiment existé, qui se sont affrontés en 1927 (trois pages en fin de volume dressent leur rapide portrait)
Sur ces bases, JF Bouchard construit un polar diabolique, qui ne se présente pas vraiment comme un roman policier mais qui de fait, en adopte les codes. C'est Arturo Balazan, professeur de mathématiques, ancien prof de Capablanca à La Havane, secrétaire d'icelui pour cette compétition qui est le narrateur. Homme vieillissant, il n'est jamais sorti de Cuba, n'a jamais vu de téléphone, de cuvette de toilettes avec chasse d'eau, et, bien que plutôt bel homme n'a jamais vraiment eu de relation avec une femme et se sent émoustillé par les chanteuses et les entraîneuses des cabarets argentins. C'est un homme effacé, doux et plein d'admiration pour Capablanca qui lui est tout le contraire. Homme à femmes, il a du succès dans tout ce qu'il touche, que ce soit le sport, les échecs, les mathématiques, la séduction. L'auteur n'en fait pas un personnage sympathique, imbu, il parle de lui à la troisième personne du singulier voire avec un "nous" royal (pas dans cet extrait précisément, mais ailleurs dans le livre) : "Toute une journée à faire les antichambres des ministres avec l'ambassadeur. Nous avons vu le ministre de la Justice, le ministre de l'Intérieur et même un court instant le premier ministre. Tous ont été très honorés de me serrer la main !" (p.54), tout champion qu'il est, on a presque envie de le voir perdre le championnat. Lorsque la première lettre arrive, elle ne le bousculera pas trop dans ses assurances de gagner la partie, on dirait même qu'il prend le défi qui lui est lancé d'empêcher un meurtre comme un jeu, une dose d'adrénaline en plus pour le satisfaire.
Remarquablement écrit, ce roman entre dans la tête de ses personnages, très différents les uns des autres, avec, honneur au champion, une place prépondérante pour Capablanca, et le professeur Balazan, le narrateur. JF Bouchard use d'une belle langue classique, des belles phrases, des conjugaisons avec imparfaits du subjonctifs, une langue intemporelle, qui, en plus du thème abordé n'est pas sans rappeler Le joueur d'échecs de Stefan Zweig (je ne compare pas les deux écritures, je les relie) ou le très beau La dernière ronde de Ilf-Eddine. Je l'ai classé assez vite dans la catégorie des polars, mais il peut être lu par des gens n'aimant pas ce genre, disons que c'est un roman avec une intrigue.
Un excellent roman avec un contexte fort et des personnages décrits minutieusement dans leurs tourments, leurs questionnements, leurs doutes ou leurs assurances ; maîtrisé de bout en bout, je n'en ai pas lâché une ligne. Je suis même allé faire des recherches ensuite sur Capablanca et Alekhine et le championnat de 1927. Des personnages forts qui resteront en mémoire, grâce peut-être à ce petit plus qu'est leur existence réelle.
Conseil final, si vous faites des recherches sur ces deux joueurs, n'allez pas trop loin, laissez-vous le petit suspense supplémentaire de découvrir, petit à petit, qui a remporté ce championnat de 1927. Le favori, le surdoué Capablanca ? Le challenger Alekhine ?
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