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Pour fêter dignement le retour de son fils au pays, Popa Singer, matriarche éclairée et indéboulonnable, armée de sa seule machine à coudre et de son utopie personnelle, est bien résolue à résister à sa manière à l'Ubu Roi des Tropiques, le plus atrocement absurde que les Grandes Antilles aient subi : Duvalier, alias Papa Doc.
Popa Singer va raconter l'histoire de ce duel à Jacmel, ville natale de l'auteur, comme García Márquez racontait le Macondo de la famille Buendia dans Cent ans de solitude. Tout le récit tient dans une éloquente dialectique entre la monstruosité aberrante de Papa Doc et cette « maman-bobine de fil » qui « fera planer son cerf-volant enchanté dans l'azur féminin de l'histoire, en mère nourricière, ravie d'alimenter en brins de toute beauté la machine Singer à coudre les beaux draps d'un réel-merveilleux germano-haïtien. » La fantaisie rabelaisienne se propage en nomenclatures fantasques qui sont en soi des morceaux de bravoure dignes du Mangeclous d'Albert Cohen.
S'il témoigne avec une joyeuse férocité de l'épouvantable caprice du président à vie, le romancier des enjouements amoureux, styliste hors pair et maître d'une langue incomparablement inventive, mêlant allègre faconde et humour au vitriol, ne lâche rien de son verbe en transe ludique, véritable incendie d'allusions et de métaphores pour dire un monde de folie.
Popa Singer, c'est un diminutif de Popa Singer von Hofmannstahl, née sous le nom de Dianira Fontoriol, haïtienne de Jacmel, mère de Richard Denizan, le narrateur, double de René Depestre. Pourquoi ce surnom ? C'est un peu long à expliquer et René Depestre le fait tellement mieux que moi, disons que le Singer est lié à la machine à coudre et non au vocable anglais et qu'il faut donc le dire à la française, "Popa Singère". C'est dans la maison de Popa Singer que se regroupent les frères et sœurs et beaux-frères de Richard. Elle est couturière mais est aussi habitée par un loa (esprit mythique vaudou) qui la fait entrer en transe et deviner des événements du futur. Une femme forte, veuve de bonne heure qui est le ciment de cette famille.
1958 est une année particulièrement violente en Haïti, Papa Doc doit asseoir son pouvoir et ne rechigne pas à faire tuer tous ceux qui se mettent sur son passage ; cette année-là : tentative de coup d'état, état de siège, élimination des gens soupçonnés de trahison envers lui, enfin, tout passe et notamment la création officielle des tontons macoutes tristement célèbres.
Je ne connaissais René Depestre que de nom, aussi suis-je allé me renseigner sur sa vie son œuvre et je m'aperçois que ce livre est en fait sa vie, Richard Denizan, c'est lui. Aujourd'hui âgé de 90 ans, René Depestre vit en France. Son récit serait amusant s'il n'était tragique. Ubuesque, c'est le mot qui convient. Papa Doc est une espèce de père Ubu comique, ridicule, totalement centré sur lui-même. Ses sbires ne valent pas mieux. La langue dont use rené Depestre est un bonbon à déguster, à laisser fondre, argotique, grossière, recherchée, poétique, empreinte des croyances et des us du pays, néologique :
"Tu voudrais dire, fis-je, que nous vivons nos iniquités sociales et les fléaux naturels comme des phénomènes également magiques ; le tonton-macoutisme d'État, la papadocratie vitam aeternam, la satrapie, créole ou bossale, le carnaval politique auraient la même origine surnaturelle que les pluies et les vents qui dévastent les plantations de bananes ?
- Oui, dit Dianira Fontoriol, la négritude totalitaire à la Papa Doc est la chiennerie cosmique des sorciers de la barbarie." (p.89)
Un pan de la vie de l'auteur et de son pays magnifiquement raconté, avec en prime des réflexions sur le totalitarisme, le racisme, la révolution, la résistance, l'indignation, la résignation et le refuge dans le vaudou et les croyances traditionnelles. Un texte important qui m'a permis de remettre à jour ce que je connaissais de l'histoire de Haïti, de lire une langue fraîche qui m'a laissé sans voix. Admirable !
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