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Écrit en 1932, ce livre pétillant d'esprit fut en Angleterre le best-seller de Virginia Woolf. Biographie imaginaire, parodique et teintée d'humour de l'épagneul cocker de la poétesse Elizabeth Barrett Browning, Flush est une oeuvre originale d'un grand modernisme. S'appuyant sur les poèmes qu'Elizabeth a écrit sur son chien et sur la correspondance publiée des Browning, Virginia Woolf retrace la vie de Flush : sa jeunesse à la campagne avec Mary Russell Mitford ; son adoption en 1842 par Miss Barrett - atteinte d'une maladie mystérieuse qui l'oblige à rester alitée, prisonnière d'un père tyrannique - dont il partage la vie de recluse à Wimpole Street ; sa découverte de Londres où il est victime d'un enlèvement ; sa rencontre avec Robert Browning qu'il voit longtemps comme un rival ; sa fuite vers l'Italie avec la fidèle femme de chambre Lily Wilson après le mariage secret de sa maîtresse ; sa jalousie à la naissance de Pen ; enfin, sa vie paisible à Pise puis à Florence où Elizabeth a recouvré sa santé et sa liberté, et où Flush finit ses jours, heureux et libre lui aussi, au coeur des collines toscanes.
Au contact d'Elizabeth, Flush observe et raconte, tantôt espiègle, tantôt jaloux, à la fois tendre et attentif. Ils partagent leurs émotions, leurs pensées et surtout ce que la vie recèle de poésie - les odeurs sont pour Flush ce que les mots sont pour Elizabeth. Biographie de la vie d'un chien, Flush est aussi une minutieuse reconstitution de la vie d'Elizabeth Barrett durant les années les plus sombres et les plus belles de son existence qui donnèrent naissance aux inoubliables Sonnets portugais. Elizabeth pourrait bien être ici la figure plus générale de la femme écrivain, voire de Virginia Woolf elle-même qui fut également victime des agissements tyranniques d'un père, d'une maladie mystérieuse, d'une quête désespéreée du bonheur...
À travers le regard de Flush, Woolf reprend donc les thèmes qui lui sont chers, esquissant une critique de la société victorienne et de la vie citadine, des codes qui la régissent et des conflits de classes qui l'empoisonnent, dénonçant l'oppression et la tyrannie des hommes dont les femmes peinent à se libérer. Mais surtout, et c'est sans doute sa plus belle réussite, Woolf révèle ici la richesse du flux de la vie intérieure et des instants fugitifs qui la traversent.
Dans une lettre datée du 23 février 1933 et adressée à une de ses amies, Virginia Woolf explique qu’elle est sortie épuisée de la rédaction de son ambitieux roman : Les Vagues et profondément touchée par la disparition de son ami l’écrivain biographe Lytton Strachey auteur de Victoriens éminents. Elle souhaite lui adresser un dernier clin d’œil à travers un nouveau projet qui l’amuse beaucoup : écrire la biographie du chien de la poétesse Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) dont elle lit la correspondance.
Baignée dans la culture antique gréco-latine et nourrie des grands classiques européens, la jeune Elizabeth écrit depuis son plus jeune âge. Après la perte de sa mère en 1928 et le décès accidentel par noyade de son frère en 1840, elle est prise d’une paralysie qui l’oblige à vivre recluse dans sa chambre tapissée de lourds rideaux de damas vert, à Londres, au 50 Wimpole Street, surveillée par un père très aimant qui n’imagine pas voir sa fille quitter un jour sa maison. Coupée du monde par sa maladie, elle ne sort guère et passe son temps à écrire.
Sa seule compagnie, en dehors de sa famille et de deux ou trois amis, est un cocker nommé Flush qu’une amie vient de lui offrir.
Séduit par ses écrits, le poète Robert Browning entreprend une correspondance avec elle et finira par la rencontrer en mai 1845 et par … l’aimer ! Deux années passent et le couple décide de se marier en cachette le 12 septembre 1846 et de fuir ensuite avec la nurse Wilson et Flush le 19 septembre à Florence, Casa Guidi, Via Bassio, près du Palais Pitti où Elizabeth mourra en 1861.
Une vie pour le moins romanesque que nous découvrons dans l’œuvre de Virginia Woolf à travers les yeux de Flush, le propre chien d’Elizabeth Barrett Browning !
S’il est évident que Virginia Woolf s’amuse de ce point de vue plutôt original, elle dresse néanmoins un portrait très saisissant de la société de son temps. Et son petit roman eut un succès considérable… que l’on comprend car c’est une pure merveille.
Traversant rapidement toutes les époques pour évoquer les origines du petit cocker, l’auteur suppose que l’année de naissance de Flush se situe en 1842. Il vécut les premiers mois de sa vie à Three Mile Cross dans une ferme près de Reading où il découvrit lors des sorties avec Miss Mitford les « odeurs fortes de la terre ; odeurs sucrées des fleurs ; odeurs innommées des feuilles et des ronces ; odeurs aigres des routes traversées ; odeurs âcres à l’orée des champs de fèves ». Bouquet enivrant de fragrances multiples…
On imagine ainsi volontiers le choc de Flush lorsqu’il fut offert à la poétesse qui vivait enfermée dans sa chambre « sombre et verte à cause du lierre », des haricots rouges, des convolvulus et des capucines qui obstruaient une fenêtre à jamais fermée.
« Flush, d’abord, ne distingua rien dans ce crépuscule verdâtre » surchargé de meubles, de miroirs, de bustes et de livres, le tout baignant dans une odeur d’eau de Cologne insoutenable pour le flair ultra sensible d’un quadrupède !
Finie la liberté…
La maîtresse observa l’animal, l’animal observa la maîtresse : « Entre eux béait le gouffre le plus large qui puisse séparer un être d’un autre. Elle parlait; il était muet. Elle était femme ; il était chien. »
L’animal, désespéré, finit par se coucher « sur la courtepointe, aux pieds de Miss Barrett ». Quelques rares sorties dans les magasins pour choisir un tissu et dans Regent’s Park mais en laisse : le bonheur des courses folles dans la campagne semble disparu à jamais. « Tous ses instincts étaient refoulés, contredits. »
Cela dit, observant ses congénères, notre Flush prend quand même conscience qu’il fait partie des privilégiés, des toutous aristocrates somme toute…
Journées longues et répétitives où sa maîtresse écrit sans relâche, reçoit quelques visites et parle longuement, le soir, avec son père avant de s’endormir.
Et c’est ainsi que notre Flush changea : « Il est naturel qu’un chien toujours couché avec la tête sur un lexique grec en vienne à détester d’aboyer ou de mordre ; qu’il finisse par préférer le silence du chat à l’exubérance de ses congénères et la sympathie humaine à toute autre. », il vieillit, s’attacha « à la vie à la mort » à sa maîtresse-allongée-sur-son-sofa et aima finalement sa petite vie bien confortable et bien régulière… jusqu’à ce qu’un soir de janvier 1845, arrive une lettre qui bouleversa Miss Barrett, d’autres suivirent de plus en plus nombreuses. Elizabeth se jetait alors sur sa plume, étrangement agitée, les joues rouges et les yeux vifs sous l’œil inquiet de son cocker…
Un jour, un homme fut annoncé : « Mr.Browning » : alors « Flush s’agita aux pieds de Miss Barrett. Elle n’y prit pas garde. Il gémit. On ne l’entendit même pas. Alors il s’abîma dans un muet désespoir » qui ne durera pas… rassurez-vous ! Mais, je ne vous en dis pas plus…
Ce texte délicieux et plein d’humour nous plonge dans l’intimité d’une femme de la société victorienne qui, contre l’avis de son père et de ses frères, va choisir son destin en se libérant d’une société patriarcale qui sous couvert d’aimer et de protéger les femmes, les enferme, les étouffe et finit par les tuer ! A coup sûr, Virginia Woolf admirait cette femme écrivain capable de refuser les décisions des hommes qui lui étaient chers ( après son mariage et sa fuite, elle ne reverra jamais son père) et de rompre ses liens les plus forts pour se protéger et enfin revivre.
Par ailleurs, ce qui nous est dépeint, c’est le monde bien cloisonné de la société victorienne : Wimpole Street d’un côté et ses belles maisons alignées, Whitechapel de l’autre, où les gens vivent dans des « compartiments de briques entrecoupés de venelles, avec un ruisseau pour égout. » et « où la pauvreté et le vice engendrent sans cesse le vice ou la pauvreté. »
Enfin, Virginia Woolf se lance ici dans l’exercice difficile de traduire en mots la perception qu’un animal peut avoir du monde. Mais le pouvoir des mots est-il illimité ? Au contraire, « les mots ne détruisent-ils pas une réalité » qui les dépasse ?
Finalement, ce petit texte trop peu connu encore pose des questions essentielles sur les pouvoirs de la littérature et en dit long sur la société du dix-neuvième, ses valeurs et la place accordée aux femmes.
Ainsi, derrière ses allures légères, Flush a-t-il un côté bien mordant !
Retrouvez Marie-Laure sur son blog: http://lireaulit.blogspot.fr/
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