"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Ce petit livre, tout frais sorti de la machine à écrire de jean echenoz, est, n'ayons pas peur des mots, une petite merveille.
Cela s'intitule l'occupation des sols. [...] on est ébloui par l'inspiration, par le style, par la cocasserie, par l'impressionnante efficacité narrative d'echenoz. si quelqu'un vous propose d'échanger 90 % des romans français publiés depuis un an contre ces seize pages là, n'hésitez pas, acceptez, c'est une bonne affaire.
Que reste-t-il après la mort ? De Sylvie, un incendie a détruit jusqu’à la dernière photographie et l’ultime objet usuel. Pour son époux Fabre et son fils Paul, il devient de plus en plus difficile de se la représenter précisément, les mots sont impuissants à l’incarner et de leurs efforts ne naissent que « des hologrammes que dégonfle la moindre imprécision ». En vérité, une image de la disparue subsiste quand même : figurée en pied dans une fresque publicitaire couvrant tout le pignon d’un immeuble parisien, en surplomb d’un square formant le coin d’une rue, elle sourit, pour l’éternité semble-t-il, la main tendant en offrande un flacon de parfum.
Alors, le père et le fils prennent l’habitude, en un cérémonial réglé et réconfortant aux presque allures de culte marial, de venir se recueillir devant cette effigie, qui, le bras tendu dans sa robe bleue, semble leur accorder son inaltérable et bénévolente bénédiction. Il n’est pas jusqu’au ravalement de façade de l’immeuble, pour, par contraste avec sa nouvelle modernité, donner comme plus de prix encore à ce témoignage patiné, survivant au temps et à l’oubli. Pourtant, d’éternité il n’est plus guère question longtemps : devenu friche puis dépotoir, le square abandonné cache un temps sa honte derrière des palissades taggées, mais finit par laisser libre champ à un nouveau projet d’occupation de son sol.
L’image souriante qui, bravement, résistait au lent effacement programmé par les intempéries, se retrouve progressivement recouverte, comme le Zouave du Pont de l’Alma à la crue montante, par l’élévation des étages d’un nouvel immeuble résidentiel, destiné à combler le trou qui béait si vilainement dans la gencive de la rue. Il semble à Paul que la Sylvie de la fresque va suffoquer lorsque le catafalque de béton se referme enfin sur son visage et c’est comme une seconde mort qui survient, enfermant dans un sépulcre le dernier vestige concret de sa mère. Mais les Fabre n’ont pas dit leur dernier mot. Le père s’étant rendu acquéreur de l’appartement occultant les narines de Sylvie, les deux hommes s’empressent de gratter le mur, pour, tels des restaurateurs de fresques à Pompéi, permettre à l‘image de reprendre vie…
Une vingtaine de pages suffisent à Jean Echenoz pour camper magnifiquement cette histoire de temps qui passe et use jusqu’aux souvenirs, défiant les hommes, depuis toujours préoccupés d’éternité et de traces de leur passage. Des pyramides égyptiennes à toutes les œuvres d’art, les générations humaines qui se succèdent, occupant chacune leur tour le sol de cette terre, ont ainsi inventé la seule chose qui leur permettent de traverser symboliquement les âges : ces réalisations que les archéologues et les conservateurs de musées s’emploient avec passion à préserver…
Seize gouttes d’huile essentielle d’Echenoz.
L’appartement a brûlé.
« Comme tout avait brûlé — la mère, les meubles et les photographies de la mère—… »
Il ne restera au père dévasté et au fils qu’une seule image, celle d’une publicité pour un parfum, peinte sur le pignon d’un immeuble où l’épouse et mère, est représentée sur quinze mètres de haut dans une robe bleue.
« Le dimanche et certains jeudis, ils partaient sur le quai de Valmy vers la rue Marseille, la rue Dieu, ils allaient voir Sylvie Fabre. Elle les regardait de haut, tendait vers eux le flacon de parfum Piver, Forvil, elle souriait dans quinze mètres de robe bleue. Le gril d’un soupirail trouait sa hanche. Il n’y avait pas d’autre image d’elle. »
Le mari va habiter un logement juste en face de ce flanc d’immeuble portant la seule représentation, la seule image de sa femme qui rendait une exactitude plus fidèle que celle portée par la mémoire.
« (…) il s’épuisait à vouloir la décrire toujours plus exactement : au milieu de la cuisine naquirent des hologrammes que dégonflait la moindre imprécision. Ça ne rend pas, soupirait Fabre, en posant une main sur sa tête, sur ses yeux, et le découragement l’endormait. »
Le quartier va entrer en phase de réhabilitation et l’occupation des sols va faire pousser des immeubles nouveaux dont une superstructure qui va faire disparaître derrière ses hauts murs l’image chérie …
« Les étages burent Sylvie comme une marée. (…) sur le chantier, l’immeuble allait atteindre le ventre de sa mère. Une autre fois c’était vers la poitrine… »
Fabre père avec l’aide de son fils, ira retenir jusqu’au bout son attachement au souvenir jusqu’à une poussière qui très symboliquement saura rejoindre des cendres… rejoindre l’éphémère…
Chaque phrase représente un univers de sentiments englués dans des descriptions urbaines très réelles.
Le grand art d’Echenoz est de bousculer le lecteur avec seulement seize petites pages où les mots sont choisis et la grammaire forgée pour une œuvre remarquable traitant de l’image au secours de la fragilité de la mémoire, et la peur de l’oubli. Enfin, ce n’est que ma propre interprétation car ce qu’il y a de magique dans les textes d’Echenoz c’est qu’on peut en commenter le symbolisme à l’infini.
Pierre Lepape (Le Monde), le 8 janvier 1988 nous propose d’échanger 90% des romans français publiés depuis un an et je tendrai à être d’accord avec lui en gardant pour 1987 : Daniel Pennac, La Fée Carabine, Éditions Gallimard et 1988 : Patrick Grainville, L'Atelier du peintre, éd. du Seuil et L’exposition coloniale d’Orsenna… ce qui devrait taper dans les 10% à garder…
Pour les admirateurs d’Echenoz, ce petit opus est absolument incontournable…
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