"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Au-delà des grillages et des barrières de sécurité se cache un écrin de verdure à la périphérie de Buenos Aires ; un havre de paix pour gentlemen, à l'abri du tumulte d'une capitale grouillante et tentaculaire. Ici, on est entre gens de bonne compagnie. Une poignée d'amis se réunissent chaque semaine, loin des regards, pour discuter entre hommes. Les épouses, exclues de ces soirées, s'appellent avec humour "les veuves du jeudi". Un veuvage somme toute agréable, jusqu'à ce funeste jour de la fin septembre 2001 où la plaisanterie s'avère prémonitoire : les hommes sont retrouvés électrocutés au fond d'une piscine. L'attitude du seul rescapé laisse à penser que ce pourrait ne pas être le tragique accident qu'il y paraît. Derrière les façades clinquantes on découvre les grands secrets et les petites misères de ces nantis.
Le regard est ici sans complaisance sur une société hypocrite et ostentatoire, dénuée de scrupules, tandis qu'approche l'effroyable crise économique qui a mis l'Argentine à terre. Déliquescence, chute annoncée d'une bourgeoisie affairiste, à mesure que la situation économique se dégrade croît l'impérieuse nécessité de nier l'évidence, de maintenir à toute force ce standing garant d'un certain statut social. Jusqu'à choisir l'impensable pour préserver les siens, les mettre définitivement à l'abri, tant du besoin que de la médiocrité de la plèbe.
Même si je n’y suis jamais allé, je sais que l’Argentine est un beau pays, le plus européen des pays d’Amérique du Sud. Argentina, de l’italien argentine, « argent », comme pour souligner les malheurs du pays, miné par ses difficultés financières qui affament les plus pauvres et ruinent la classe moyenne tandis que les vrais riches continuent de festoyer. De Peron et son Evita si romantique (Don’t cry for me, Argentina) au couple Kirchner (Madame succédant à Monsieur à la tête du pays) en passant par les sinistres généraux dont la bêtise (s’attaquer à l’Angleterre de Maggie Thatcher sans en avoir les moyens) égalait presque la méchanceté (les Mères de la place de Mai), l’Argentine de ces cinquante dernières années reste le plus beau cas d’école de la faillite d’un état qui avait tout pour y échapper et du malheur subit par son peuple. Perpétuellement sous perfusion et donc sous tutelle du FMI, la vie quotidienne argentine reste suspendue au taux de change dollar-peso, au taux d’inflation et à un chômage endémique. Rassurez-vous, le roman de Claudia Pineiro n’est pas un traité d’économie. Mais si les difficultés financières du pays ne sont que le petit bruit de fond de son histoire, il n’est pas inutile de les avoir à l’esprit pour mieux appréhender la psychologie de ses personnages. Les entrefilets économico-politico-financiers qui jalonnent son récit en portent témoignage.
Claudia Pineiro nous invite dans l’Argentine à l’abri, celle qui ne manque pas d’argent, celle qui, au début du roman, voit même avec plaisir la crise financière pousser à la hausse les prix de l’immobilier qu’elle possède. Bourgeois aisés, couples glamour, parents attentionnés, ils vivent dans leur magnifique « country » clôturé et gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils jouissent du calme et de la beauté du golf inclus dans leur domaine, si près et si loin du monde réel, à quelques pas de Buenos Aires, mais isolés de son bruit, de sa saleté, de sa pauvreté et de son insécurité. La finesse de la critique sociale (analyse des rapports dominants-dominés entre les maîtresses de maison et leurs domestiques, stéréotype de la famille idéale, isolation sociologique et physique des riches tentant de se constituer un havre de prospérité et de sécurité dans un pays en déroute financière où la précarité et la misère croissent aussi vite que la délinquance) est remarquable, tandis que l’intrigue, riche et complexe, fait lentement monter la tension. A l’intérieur de ce microcosme privilégié et protégé les masques vont peu à peu tomber : les amis n’en sont plus vraiment, les couples chancellent, les faibles et les différents sont rejetés, les situations florissantes périclitent, l’argent qui coulait abondamment se fait plus rare et plus dur à gagner. Certains n’hésitent pas à se salir les mains pour continuer à se remplir les poches, tandis que d’autres se réfugient dans le déni et la fuite en avant …
Les apparences commandent, chacun se devant de maintenir à tout prix ce niveau de vie privilégié fait de domestiques dociles, de jardins immaculés, de maisons luxueuses, de voyages choisis, d’écoles privées. L’allégorie est brillante car surgit en filigrane derrière le besoin de paraître et la vanité des personnages, tout le problème de l’Argentine qui vit au-dessus de ses moyens depuis tellement longtemps. C’est formidablement bien observé et restitué sans nuire à l’intrigue. Claudia Pineiro a beaucoup de talent et un style que j’avais déjà apprécié dans Bettibou. Je suis désormais un de ses afficionados.
Pour terminer en beauté, illustrons le propos avec ce petit dialogue, écologiquement correct, entre deux « housewifes » dont l’une seulement est désespérée, autour d’un dilemme cornélien entre ray-grass et silicone :
« Teresa sortit de sa poche une bobine de fil de couleur ocre et, avec le concours de Lala, elle attacha la plante. "C'est du fil de sisal recyclé ; ne laisse jamais personne utiliser dans ton jardin autre chose que du matériel biodégradable." Lala l'aida à nouer l'attache du papyrus. "Tu t'imagines, les siècles passent, nous aussi, et le plastique, lui, il reste là. En parlant de plastique, tu ne devais pas te refaire les nichons cette année ?" "Oui, mais je vais attendre un peu que Martin soit moins obsédé par le fric, sinon il va me faire une crise de nerfs." "Attends pour la silicone, mais pas pour la pelouse. D'ici quelques mois, il aura retrouvé du boulot et, dans ton parc, ce sera la misère."
Les « veuves du jeudi », ce sont ces desperate housewises des quartiers résidentiels hautement sécurisés de Buenos Aires qui voient leurs maris se réunir et discuter le jeudi soir. Privées de leurs maris, elles se regroupent et s’occupent de leur côté. Sauf que lors d’une de ces réunions, les corps des hommes ont été retrouvés dans la piscine.
[...]
Les Veuves du jeudi est un roman captivant parce qu’il décrit de l’intérieur toute la violence symbolique qui règne au sein de ces quartiers résidentiels hautement sécurisés. La tension est constante : se soucier à chaque instant de ce que notre famille montre, de ce que les voisins perçoivent ou entendent, et cacher à tout prix l’échec et la honte. Toute l’énergie est dépensée en une succession de petites actions perpétrées pour paraître et faire que le bonheur continue à rester lisse et normal. L’obsession des apparences est si ancrée qu’elle se confond avec l’honneur et l’amour propre. On atteint alors des degrés de superficialité et de souffrance glaçants. Jusqu’à quel point doit-on sauver les apparences ?
Pourtant, le monde extérieur avec sa propre violence est à leurs portes. À travers Virginia et les autres desperates housewives, on opère des glissements successifs de plus en plus tendus vers ce jour de septembre 2001 où trois maris sont retrouvés morts dans la piscine.
La violence est aussi dans le désir illusoire de vouloir se replier, de vivre dans le communautarisme, désir de vivre entre soi qui habite les classes privilégiées des pays du monde entier et qui ne fait qu’accentuer la ségrégation des peuples et la peur de l’autre.
L'article entier sur mon blog :
http://www.bibliolingus.fr/les-veuves-du-jeudi-claudia-pineiro-a106673206
Il n'y a pas encore de discussion sur ce livre
Soyez le premier à en lancer une !
"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L'auteur se glisse en reporter discret au sein de sa propre famille pour en dresser un portrait d'une humanité forte et fragile
Au Rwanda, l'itinéraire d'une femme entre rêve d'idéal et souvenirs destructeurs
Participez et tentez votre chance pour gagner des livres !