Avec Sauvageries, à paraître le 5 février chez Actes Sud, Frédérique Deghelt nous emmène au plus près des Taïnos, peuple « découvert » par les Espagnols en 1492. Un roman puissant, qui renverse le point de vue sur la conquête de l’Amérique et bouscule nos idées reçues sur les peuples indigènes. La romancière a accepté de nous éclairer sur cette histoire d’une terrible actualité, et nous avons également le plaisir de vous offrir des exemplaires de Sauvageries à la suite de cette interview.
Entretien avec Frédérique Deghelt pour Sauvageries : "Si certains historiens essayent d’aborder le sujet d’un génocide indigène, d’autres parlent de génocide involontaire !"
- Pourquoi avez-vous choisi de situer l’action de votre nouveau roman dans les Antilles de 1492 ?
En réalité cette histoire, je ne l’ai pas choisie. Comme à peu près toutes celles que j’écris. Mais je l’ai rencontrée il y a plus de 25 ans en découvrant la République Dominicaine. C’est la première fois qu’un roman reste si longtemps à mes côtés sans que je l’écrive. J’ai failli vivre là-bas et j’y ai passé quelques mois par an pendant plusieurs années. Je connaissais bien les Antilles françaises, mais je n’avais jamais eu connaissance du peuple Taïno auparavant. Dans les Antilles française, l’histoire qui reste est bien plus liée à l’esclavage, à la population d’origine africaine qu’aux indigènes qui étaient là avant et qui majoritairement étaient des Caribs et non pas des Taïnos comme à Cuba, Porto Rico ou Haïti.
Et tout de suite, dès que l’histoire m’est venue, c’était une femme qui parlait, une chamane du peuple Taïno qui racontait sa version de l’arrivée de Christophe Colomb. C’est donc de son point de vue qu’on découvre la conquête des Espagnols mais aussi qui elle était, comment vivait son peuple et comment elle en est venue à aimer un Espagnol.
- Comment vous êtes-vous documentée ?
Aujourd’hui quand on interroge la plupart des Européens, ils disent que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, qu’il y a eu des affrontements avec les indigènes qui sont majoritairement morts des maladies amenées par les conquérants ou à la suite du travail forcé… Mais ce n’est pas exactement la vérité. Certes il y a eu des épidémies, mais les Européens connaissaient la contagion et quand on met les corps de gens morts de maladie dans l’eau consommée par les indigènes, ça s’appelle un assassinat. Les Taïnos étaient environ deux millions à l’arrivée de Colomb et 37 ans plus tard il en restait à peine 1000. Ils ont été brûlés, coupés en morceaux, martyrisés mangés par des chiens. Ce génocide n’a jamais été nommé comme tel. Il n’existe pas dans la liste des génocides reconnus, et si certains historiens essayent d’aborder le sujet d’un génocide indigène, d’autres parlent de génocide involontaire ! En tout cas, jamais les Espagnols n’ont exprimé le moindre regret concernant cet épisode de leur histoire.
L’histoire officielle est toujours celle des vainqueurs. Il y avait donc les journaux de bord de Christophe Colomb qui lui-même raconte la douceur et la gentillesse de la population Taïno, les écrits de ceux qui ont recueilli les témoignages des conquérants, mais la documentation était compliquée parce que ce sont des temps très anciens et qu’il faut se plonger dans des textes en espagnol de cette époque.
Il était essentiel d’explorer les récits de la Conquête espagnole mais aussi les études d’anthropologie qu’on a effectué sur ces peuples des Caraïbes qui ont été complètement éliminés. J’ai lu énormément d’ouvrages et notamment l’intégralité de ces livres de religieux qui ont rapporté les faits en n’omettant pas les massacres de cette conquête, comme Bartolomé de las Casas qui tient d’ailleurs un rôle dans le roman.
«On continue à estimer que celui qui ne nous ressemble pas (...)
doit nous obéir, changer ou mourir. »
- Comment définiriez-vous les Taïnos, leur culture et leur société ?
Taïno signifie Homme bon. Les Taïnos étaient doux et peu combatifs. Excellents marins, remarquables agriculteurs, ils craignaient les tribus des Caribs plus guerrières qui peuplaient d’autres îles des Caraïbes comme les Antilles françaises d’aujourd’hui. On pense aujourd’hui qu’ils sont venus du Continent et sont d’origine arawak. On les dit plutôt proches de ce que sont les Yanomamis du Brésil, mais dans leurs célébrations on trouve également des similitudes avec certains rites indigènes du Mexique. Leurs origines sont plus complexes et plus mélangées qu’on a bien voulu le croire pendant longtemps. Ce qui est sûr c’est qu’ils avaient un vrai art de vivre joyeux et paisible. Ils jouaient, chantaient, naviguaient, cultivaient et n’aimaient pas le combat. On est cependant loin du mythe du bon sauvage un peu naïf et stupide des récits du XVIIIème.
- Pourquoi est-ce important de repenser l’idée de « sauvagerie » ? Et d’ailleurs, pourquoi ce pluriel ?
La sauvagerie dans sa définition première est la caractéristique de ceux qui fuient le contact humain. C’est le caractère rude, inhospitalier, peu accessible d'un lieu, d'un site où, la nature ou ceux qui y vivent, sont restés sauvages. Par extension c’est devenu la barbarie, la bestialité, la cruauté, la férocité.
Les récits des explorateurs de l’époque de Christophe Colomb et de celles qui suivent cette conquête, décrivent des contrées sauvages, inhospitalières dans lesquelles les humains nus qu’on y rencontre sont des sauvages sans dieu et sans éducation. Mais en réalité ce sont ceux qui ont posé le pied sur ces terres qui ont amené la barbarie, la torture, la cruauté, la destruction des lieux, la mort. Il y a donc une lecture double de mon titre.
Aujourd’hui on parle d’ensauvager la forêt pour la sauver, on essaye d’observer la nature quand elle reprend ses droits, de tirer des leçons de son ingéniosité. Ces peuples connaissaient parfaitement la forêt sauvage et savaient y vivre et s’en nourrir tout en la respectant. Nous sommes donc arrivés avec des certitudes, peu de connaissance des lieux que nous avons qualifiés d’hostiles. Nous avons ignoré le possible savoir de ces peuples qui ont été jugés arriérés sous prétexte qu’ils étaient différents, pas catholiques etc…
- Quels liens établissez-vous entre les thématiques de votre récit et le monde actuel ?
Les liens sont simples et c’est ce qui fait que cette histoire est tellement contemporaine. On continue à vouloir prendre le territoire d’humains qui y vivaient depuis bien plus longtemps que ceux qui viennent le leur voler. On continue à estimer que celui qui ne nous ressemble pas, n’a pas la même vie ou n’honore pas le même dieu ne doit pas être respecté, est trop différent pour nous côtoyer, doit nous obéir, changer ou mourir. On continue à couper les humains en morceaux, à les brûler, à violer les femmes, à torturer les enfants, à abattre des familles, à décimer des peuples entiers. C’est-à-dire qu’humainement nous n’avons fait absolument aucun progrès en termes de sauvagerie, de respect de la vie, de considération de nos semblables, tout comme nous n’avons aucun égard pour la nature qui nous nourrit et la planète qui nous accueille et dont nous sommes les enfants.
Je corrigeais les passages les plus violents de mon récit au moment du massacre du 7 octobre 2023 en Israël et la tragédie de ce qui a suivi ensuite à Gaza, et tout faisait tragiquement miroir avec l’histoire des Taïnos à plus de 500 ans de distance.
Pourtant, au milieu de ces histoires terribles, des humains de chaque camp continuent à s’aimer en bravant l’interdit, à faire des enfants, à vouloir sauver quelque chose, à témoigner, à raconter des histoires, à faire de la musique, à créer, à chérir l’espoir d’un changement pour plus tard.
Nous avons aujourd’hui une urgence, une obligation de comprendre la nature, la forêt, d’intégrer enfin que nous faisons partie de cette nature comme les peuples indigènes le savaient. D’ailleurs nous parlons d’environnement et ce qui nous environne n’est pas nous ! Même dans notre langage, nous avons perdu le lien. Ce simple exemple rend la découverte de ces peuples et de leurs modes de vie essentielle. Et le roman qui manie l’émotion et l’empathie se prête mieux que les livres d’histoire à cette redécouverte.
Propos recueillis par Nicolas Zwirn
On aime, on vous fait gagner Sauvageries de Frédérique Deghelt !
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Je suis intéressée par ce livre parce-qu'il y est question des peuples premiers, de leur relation à la nature, d'altérité.
La situation que nous vivons actuellement : réchauffement climatique, consommation effrénée des ressources de la planète et leur accaparement par une minorité , rend
ce livre terriblement d'actualité.
Voilà pourquoi je participe à ce concours.
Merci.
Un grand merci pour ce jeu et pour nous faire découvrir de nouvelles pépites. J'ai envie de découvrir Sauvageries pour bouleverser les idées reçues que l'on peut avoir ! Merci
«On continue à estimer que celui qui ne nous ressemble pas (...)doit nous obéir, changer ou mourir. »
Juste quand je lis cette phrase, je souhaite connaitre l' histoire de ce peuple . Ce livre m'a l'air percutant et je souhaiterai pouvoir le découvrir . La nature, l'humain, la forêt tout cela est nécessaire à lire, à comprendre.
J'ai lu le roman Sankhara éditions Actes sud en 2020 et j'avais aimé cet engagement humain, les ressources de l'humain, que je pense retrouver dans ce nouveau livre Sauvageries.
Merci lecteur.com
Bonjour Ce sujet historique m'est inconnu et j'ai très envie de le découvrir. Je participe avec beaucoup d'intérêt. Merci pour ce concours.
cette histoire est terrible! Je ne connaissais pas ce génocide indigène et ce récit bien documenté m'incite à découvrir une autre civilisation qui sait vivre en harmonie avec la nature ainsi qu'une autrice que je ne connais pas
merci à lecteur.com pour cette découverte!