"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Il y a quinze ans, en 2009, j'ai retrouvé un Carton endormi depuis plus d'un demi-siècle dans les fonds d'un placard de ma maison d'écriture, qui s'est révélé être, tout comme son double antique le Scarabée d'Or, porteur d'un trésor dont j'avais absolument ignoré l'existence. Ce Carton, j'aurais pu mourir sans l'avoir jamais retrouvé. Je me revois aujourd'hui, ce jour de juin 2009, effarée d'y découvrir des centaines de feuillets, de différentes consistances et dimensions, du premier de tous mes manuscrits que j'avais pourtant, croyais-je, jeté aux ordures en 1964, croyais-je, à l'époque où en 1964 je découvrais avec une délicate exaltation les centaines de visages des manuscrits de James Joyce « conservés » dans des cartons à la bibliothèque de Buffalo. Un trésor encore vierge, je me revois aujourd'hui exactement comme en 1964, emportée par une fièvre d'émerveillement épouvantée, le voir venir à moi mu par une force inéluctable. C'est étrange. Je croirai plus tard avoir cédé à une autorité surnaturelle, comme celle qui obligea M. Earnshaw, trouvant le Sujet innommable (par la suite nommé Heathcliff) dans une rue de Liverpool, à le ramener chez lui, sur le champ. De toute son existence rien ne l'aura jamais épuisé à ce point, il se jette dans un fauteuil en priant tous les siens sans exception de ne pas l'approcher car il est pour ainsi dire mort, ainsi que mortel et meurtrier. Tous les siens sont déjà irradiés par les émanations mortelles provenant du Sujet. Le Sujet a une puissance propre plus forte que toutes les puissances des siens réunies. Ce qui est saisissant c'est que le Sujet, tout en étant déposé au milieu du bureau, se contente de regarder autour de lui, l'air étonné d'être là, sans bouger, comme s'il n'était pas là en vérité, comme si son enveloppe était posée dans ce lieu tandis que son âme courait sauvage et détachée de la réalité dans ces climats où règnent l'oubli, la solitude et l'abandon.
Mais je vous parlais d'un manuscrit.
Eh bien ce manuscrit était celui d'un livre, de ma main peut-être, mais pour le reste, non. Je me revois tressaillir d'une heureuse douleur à la vue d'innombrables traces dessinées par la main de mon ami J. D. J'avais totalement oublié. C'était un petit « livre » jauni, il avait l'air de venir du bout du monde, et personne n'aurait pu dire de chez qui vers qui, par qui, il venait. Je me mis, je ne me souviens plus comment, à contempler, ou écouter, les murmures entrecoupés de ce manuscrit. Je crois que je croyais reconnaître des voix. Du reste je n'étais pas seule dans ce voyage sur l'île de la mémoire. J'étais accompagnée d'une Société de ces Littérateurs très puissants qui sont au courant de tout, les fameux artistes en fantômes, naturellement Emily Brontë, Edgar Poe donc Charles Baudelaire par conséquent Charles Meryon, Kafka, j'en oublie, naturellement, mais ils reviendront pourvu que l'on reprenne le chemin du Carton.
Et l'Orang-Outang ?
Dans chaque âme sensible (matelot, poète, malade) il y a toujours un grand singe et un tombeau. Tant qu'on ne cherche pas à lui enlever son rasoir, avec lequel il signe, l'Orang-Outang ne tue pas. Cet homme-là est doux comme un agneau aussi longtemps qu'on croit à sa réalité. Mais si l'on soupçonne qu'il y a en lui un Orang-Outang il tranche. Il y a aussi la fable du Singe qui se fait Écrivain dans La Fontaine, mais le Singe n'y est qu'un babouin.
Les brigands, les voleurs qui entrent la nuit dans la maison, les fantômes dont tu as peur juste avant de te mettre au lit, descendent tous de l'Orang-Outang. Nous avons tous peur de nous-mêmes.
On l'aura compris, ce récit est un Orang-Outang. On ne peut pas lui en vouloir de nous massacrer. Nous lui avons montré l'usage du rasoir et il s'en sert pour nous raser le coeur. L'homme qui est une imitation d'homme, le coupable tout à fait innocent, celui à qui on ne peut pas en vouloir de nous déchiqueter, de nous trancher la gorge, de nous fourrer à l'envers dans le tuyau de cheminée, notre héros extranaturel, c'est ce Récit duquel je m'approchai, vers lequel j'étais attirée par ma fatalité, j'avais onze ans, quand tout était fini j'allais le voir au jardin zoologique, nous étions tous lacérés, je me tenais aux barreaux du livre, je le regardais dans cette proximité barrée, je contemplais ses yeux très clairs au fond desquels dormait pour l'éternité l'Inexpliqué. Une pitié neutre, désaffectée, pour nous tous, les tués, les tuants, les enfermés, les fous de folie, les fous de sans folie, une pitié lavée au savon, stérilisée, nous enveloppait. Le plus pénible à déchiffrer c'est la force de la force d'attraction qui m'a toujours ordonné de ne pas fuir l'insondable regard excessivement clair du Très puissant. À la fin aurai-je lu, consciemment, le Récit qui cependant était lu ? Car il était lu par quelqu'un (en moi) qui avait la force que je n'ai pas.
Quand tout est terminé, on enferme le monstre innocent dans un grand carton zoologique.
Hélène Cixous, 14 Avril 2024.
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