"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L’éminente littérature !
L’Albanie d’ombre et de lumière. « Il y a une jolie fleur non loin de Tirana », Le portrait d’une jeune femme contemporaine, battante et sublime.
Magistral, engagé, ce livre est un murmure, un bruit sourd qui tisse l’épopée d’une terre empreinte de tragédies. L’Albanie et les hommes règnent.
Le patriarcat comme le son d’un violon qui grince et fait vaciller.
La gloire et la force d’un style d’écriture qui fait saillir le vertige de l’émotion.
« Recroquevillée sur elle-même, Zilia a repris connaissance. »
Constamment battue par Dardan, les coups pavloviens, la fulgurance de la haine. Dardan est machiavélique, rude et maltraitant. Le corps de Zilia sous ses mains est une fleur écrasée du pied. Zilia flanche, s’affaisse et réagit au dernier soupir. Elle profite du seul et ultime moment, de sa survie. Elle va abattre avec une arme Dardan lorsqu’il dort, alcoolisé à outrance. Zilia va fuir. Rejoindre son jeune frère, lui avouer le meurtre.
« Elle ôte ses lunettes offertes par Jon, relève son pull, et, découvrant son ventre, et ses flancs meurtris, elle laisse son frère face à ces premiers éléments de justification. Puis elle le fixe droit dans les yeux avant de poursuivre : - Je ne suis pas au tribunal, pas encore, en tout cas. Je suis venue ici parce que tu es mon petit frère et que je n’ai pas d’enfants. Je suis en fuite et je devais te prévenir. »
Le drame plane comme un vautour qui guette sa proie. Les dangers sont pandémiques. Hamza risque sa vie. Victime collatérale. Le beau-père de Zilia et ses fils obéissent au Kanun. La vengeance aux abois, la loi de Talion, sang pour sang. L’Albanie est un long fleuve intranquille et sournois . Hamza est si jeune, à peine vingt ans, mais pressent que jamais, Zilia n’obtiendra la légitime défense et la rédemption par les siens.
Mature, éveillé, solidaire, il va aider Zilia. La famille de Dardan va mener une cabale Chercher Zilia, traquer le moindre indice. Sauver l’honneur de Dardan par un lynchage implacable. Le pouvoir de la force contre le mental de Zilia. Le linge sale lavé en famille. Les intestines filatures, les habitus ancestraux sont les faillites d’un peuple qui boit encore la tasse. Le rite de la mort pour la tueuse d’un membre du clan, où la femme est le néant, effacée d’une généalogie moderne et juste.
Mais que vaut la justice en Albanie, lorsque le kanun est une coutume glaçante. Un pacte avec le diable . Le féminicide comme un abus de pouvoir.
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la justesse des mots de Philippe Cuisset. Il rend le jeu fictionnel vivant et l’on est d’emblée dans le criant de l’authenticité. Le regard qui perce la nuit d’une Albanie fragilisée par son idiosyncrasie de tumulte et d’inégalités envers la femme.
Zilia va fuir. Se réfugier dans un endroit improbable. Se fondre en mimétisme dans une décharge à ciel ouvert. La poubelle de l’Europe, les détritus comme une cache. L’endurance face à la puanteur. Les mains sales, mais le cœur de plus en plus léger, à l’instar d’un contre-poids. Elle va se terrer dans ces monticules de tôles et de blessures. Elle va faire des rencontres fortuites. Comprendre l’envers du décor d’un pays si beau, mais si pauvre. Pris entre les mailles d’un système de corruptions.
Zilia pressent qu’il se passe quelque chose de grave. Des produits toxiques sont enterrés illégalement. Elle va se lier avec Rasim Istrefi, un journaliste qui enquête et veut prouver par un article, cette réalité abjecte. Il voit en Zilia, une fleur égarée sur des déchets. Elle lui semble singulière, discrète et l’on ressent l’apothéose de l’enchantement d’une normalité.
Un souffle de ressemblance avec les sociologies, où le machisme n’a aucune place. Elle est regardée, écoutée et respectée. C’est une bouffée d’oxygène sur le toit de ces poubelles immondes. L’Albanie, manichéenne, entre le bien et le mal. Une terre labourée par les pas des hommes vils et encerclés de tabous. Les sentiments sincères, la confiance comme guide, Zilia et Rasim vont sublimer la résistance. Mais Rasim est trop présent sur la décharge, cette zone de non-droit. Son enquête dérange les mafieux. Que va-t-il se passer ? Zilia trouvera-t-elle la fleur de l’exil ?
Ce livre puissant, grandiose, est une percée de lumière dans la nuit albanaise. Il pointe du doigt les errances d’un peuple ployé sous les diktats des lois souterraines. Le nord de l’Albanie dans son évidence la plus triste.
Ce livre est un devoir de lecture. La mission d’une littérature engagée, virtuose de sincérité. « Toutes les routes n’existent que dans l’épuisement du voyage . »
Une fresque magistrale, finement politique. Publié par les majeures Éditions Elyzad.
Entre 1904 et 1908, dépossédés de leurs terres, les peuples herero et nama se révoltent contre la colonisation allemande. Le général von Trotha mate l’insurrection et signe le premier ordre écrit d’extermination totale. Les deux peuples sont décimés. L’opinion internationale s’émeut, le génocide est différé.
Insidieusement le crime se poursuit : le camp de Shark Island constitue une ébauche de purification ethnique. Épuisement et sous-alimentation tuent encore, les crânes des prisonniers sont livrés aux médecins racialistes pour cautionner cette suppression radicale. Après la découverte du premier diamant namibien, l’Empire décide de construire un chemin de fer sur lequel les rescapés meurent en nombre le long des voies.
Esther endurera la déportation sur la sinistre Île aux requins, elle sera ensuite l’une des esclaves du rail : une vie comme une traversée du désert à l’image de ces peuples broyés par la machine coloniale.
Ce crime de l’histoire coloniale africaine est aujourd’hui reconnu comme le premier génocide du XXe siècle.
Avis et commentaires :
Encore une page abjecte de l'histoire récente de l'humanité pour laquelle Philippe Cuisset se fait le dénonciateur, ,dont il est le narrateur objectif d'un génocide qui n'a toujours pas été vraiment reconnu. C'est aussi le témoignage glaçant sur une nation colonisatrice, la Prusse, qui mit très tôt en pratique sur des ethnies africaines originaires de ce qui deviendra la Namibie, une politique de "solution finale" et dont trente ans plus tard, son plus triste dirigeant, Adolphe Hitler, s'inspira si sordidement au niveau "industriel" sur l'Europe.
Cette vision et interprétation glaçante est celle d'une société où l'économie (le développement des chemins de fer, l'exploitation des gisements de pierre précieuse, la mise à sac de toutes les ressources d'une région du monde) ne peut se faire qu'en annihilant les autochtones soucieux de défendre leur terre (expédition militaire, massacre en série, viols, travaux forcés entre autres). Cet épisode colonial prussien (peu connu ou reconnu) sanglant et génocidaire c'est l'esprit même d'un enrichissement massif, d'échanges économiques entre nations coloniales au détriment de celles et ceux qui étaient légitimement les habitants originels de ces régions d'Afrique Australe où sévirent aussi les Belges et les Néerlandais....
Ce sont les voix d'Esther, la survivante de ces victimes africaines, de quelques-uns des guerriers africains des peuples herero et nama massacrés, martyrisés, mais aussi des généraux massacreurs prussiens, des industriels, de la compagnie des chemins de fer profiteurs capitalistes et de pseudo scientifiques persuadés de la suprématie blanche qui s'entrechoquent ici sous la plume de Philippe Cuisset. Autant de témoignages où victimes et bourreaux qui rapportent la vérité historique tûe et crue de cet épisode abject et tragique si prémonitoire de ce que seront les épisodes nazis à venir et de tant d'autres où la pratique de l'extermination massive, de génocides, au profit de quelques-uns sous des prétextes totalement infondés sont autant d'actes d'accusation de nos sociétés où le capitalisme massif montre son inhumanité et son injustice. Et s'il faut utiliser des éléments fallacieux, pseudo- scientifiques pour assurer richesse et bonne conscience, certains hommes en sont les experts.
Il n'y a sous la plume de Philippe Cuisset que des éléments concrets, vérifiés, un style dans lequel il excelle avec les mots, les descriptifs justes et une volonté de dénoncer et de défendre les victimes si nombreuses et sans voix
Que l’on évoque suprémacisme racial et eugénisme, déportation, travail forcé et camps de la mort, génocide, et vient aussitôt à l’esprit l’état allemand nazi dirigé par Adolph Hitler. Mais qui sait que des crimes tout à fait semblables avaient déjà été perpétrés par le Deuxième Reich, au nom de la colonisation allemande en Namibie ?
En 1904, les peuples herero et nama se révoltent contre l’envahisseur allemand qui les chasse de leurs terres. Le général Lothar von Trotha signe l’ordre de les exterminer et entame une répression féroce qui conduit au massacre. Les survivants sont enfermés dans des camps de concentration, d’ailleurs pas les premiers de l’Histoire, puisque les Allemands s’inspirent alors de ceux créés quelques années plus tôt par les Britanniques en Afrique du Sud, lors de la guerre des Boers. En quelques années, entre les exécutions, les mauvais traitements et l’épuisement, la malnutrition et la maladie, quatre-vingts pour cent des autochtones disparaissent dans des conditions innommables, pendant que des médecins entament d’atroces expériences sur l’hérédité, au nom de la théorie d’« hygiène raciale » que les nazis devaient plus tard reprendre à leur compte.
Déportée en 1908 au camp de Shark Island, Esther est envoyée sur le terrible chantier du chemin de fer qui doit faciliter l’exploitation du diamant de Namibie, dont on vient de découvrir les premiers échantillons. Pendant que ses semblables tombent comme des mouches le long des voies qui traverseront le désert, elle assiste aux dernières échauffourées de la guérilla où les autochtones jettent leurs ultimes forces, avec l’espoir d’un soutien de la part des autres puissances occidentales présentes dans les pays d’Afrique voisins. Parfaitement informées mais redoutant la contagion d’une rébellion au sein de leurs propres colonies, celles-ci se garderont d’intervenir.
Sobre et implacable, le récit peint en traits d’effroi ce qu’Esther perçoit de l’épouvantable agonie de son peuple. Assommé par l’horreur, le lecteur ressent son épuisement et sa colère, mais aussi un effarement aussi choqué que consterné. Non seulement l’aberration nazie avait des racines bien plus profondes que l’on ne se l’imagine habituellement, puisqu’elle s’est développée sur des théories et des pratiques déjà mises en œuvre en Afrique une poignée de décennies plus tôt, mais le monde occidental dans son entier, avant tout préoccupé de ses propres intérêts coloniaux, a fermé les yeux sur ce qu’il ne peut prétendre avoir alors ignoré de ce qu’il se passait en Namibie.
L’on achève cette lecture profondément perturbé par la citation d’Aimé Césaire qui la conclut. Le monde ne s’est battu contre Hitler que parce que celui-ci s’est attaqué à l’homme blanc, et non parce qu’il s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité. Ces mêmes crimes, considérés avec indifférence lorsqu’ils décimaient des "Nègres d’Afrique", ne sont devenus insupportables que lorsque les théories racialistes qui les motivaient se sont retrouvées appliquées en Europe. Comment ne pas se sentir accablé, lorsqu’à ce jour encore, la Namibie doit se contenter de la simple reconnaissance, obtenue en 2004 seulement, de la responsabilité du gouvernement allemand dans le génocide Herero, à des années lumière de la condamnation du nazisme ?
Après le néo-esclavagisme colonial des bagnes français, après l’abandon par le monde de tant de migrants à la dérive, Philippe Cuisset a choisi pour son troisième roman une cause encore une fois particulièrement terrible et bouleversante, et, pour le coup, totalement méconnue. Une lecture édifiante, dont on sort ébranlé.
Probablement le témoignage le plus à charge contre le bagne et l'injustice, érigée en principe judiciaire par la France et son gouvernement post-communard. Entre 1890 et 1893, à partir de documents d'archives authentiques mentionnant le nom de Zacharie Blondel, Philippe Cuisset va dresser à ses lecteurs l'itinéraire de souffrance et de calvaire de ce malheureux Zacharie, réduit au numéro de matricule infamant de 1782 entre Brest et la Nouvelle Calédonie.
C'est en fait à un destin bien sordide que le monstrueux sytème politique, économique et colonial de cette époque va briser jusqu'à son dernier souffle et sa vie Zacharie et à travers lui de nombreux autres hommes dont on ne peut pas dire qu'ils aient menés un vie de délinquance et de haute criminalité.... de simples paysans, fermiers, artisans ruinés par la misère, la crise, le plus souvent en charge de famille qu'il fallait bien nourrir pour survivre d'où de simples pécadilles comme le vol de poules ou de nourriture mais, hélas pour le système judiciaire de l'époque des récidivistes qu'il faut exclure à tout prix de la société.
Cette chaîne d'inhumanité est cyniquement démontée et autopsiée avec le cynisme de l'époque par Philippe Cuisset. Du juge partial appliquant avec cynisme des lois discriminatoires pour les plus faibles et pauvres des français (de métropole comme d'Algérie), aux directeurs des prisons fournisseurs de chair humain à des industries (celle du Nickel en particulier) en pleine croissance, à l'armée, aux gendarmes, à la compagnie maritime qui va les acheminer telle de la viande vers des nouvelles colonies (ici la Nouvelle Calédonie), comme au médecin présent à bord de ces galères modernes dont le seul souci est que le chargement arrive en relatif bon état à destination.... Comble de l'ironie, les forçats arrivant au terme de leur peine vont être "généreusement" récompensés par un bout de terre totalement desséché et aride (en clair inexploitable) de cette terre calédonienne qui l'a vu ployer sous la charge de la déforestation puis de la recherche du nickel durant l'exécution de sa peine....... cette longue chaîne ne peut qu'amener le lecteur à la nausée et au dégoût.
Au fond, on retiendra au quotidien la douleur (physique et morale) et la progressive déshumanisation de Zacharie, ce symbole, dans ses derniers jours sur le continent puis dans le long transfert enchaîné vers la Nouvelle Calédonie comme dans sa fin de peine sur du défrichâge et dans les mines de nickel, les rivalités, rixes, le désespoir des ses compagnons d'infortune conduit, pour certain à la folie. Les mots et les descriptions comme l'état de sa pensée et de ses compagnons sont tragiquement simples et prégnants. C'est au scalpel que Philippe Cuisset dresse aussi les portraits de ces charognes (juge, militaire, médecin, gouverneurs, industriels...) qui ont tout mis en oeuvre pour que tout éclat d'humanité, de raison d'être chez ces pauvres hères bannis de la société de l'époque soient annéantis.
Une lecture d'une grande densité, qualité et solidement argumentée qui est un témoignage capital de cette époque, un plaidoyer contre le retour d'un tel système.
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