"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Préférer la chasse à la prise
Première parution en 1957 chez Gallimard, ce roman est le préféré de l’auteur et de beaucoup de ceux qui aime la littérature de Jean Forton.
Si vous ne le connaissez pas, lisez la postface de la spécialiste Catherine Rabier-Darnaudet.
Ce livre est assurément un bijou littéraire d’une grande noirceur, le sujet est l’obsession d’un homme pour une jeune fille.
Quel serait l’équivalent en âge, des 16 ans de l’héroïne (1957), au XXIe siècle ?
L’auteur utilise le « je » ce qui est audacieux. Le narrateur né dans une famille de négociant en vins à Bordeaux, déménage dans une chambre au sein d’une pension hétéroclite.
La fièvre du changement et la période d’acclimatation lui laisse un goût d’inconfort voire d’insécurité. Le lecteur pourrait penser qu’il s’agit d’un jeune étudiant, il découvre vite que c’est un homme de 34 ans.
« J’ai trente-quatre ans et je me comporte comme un collégien. Le monde m’étonne, et les hommes, avec leur absence de questions, leur paisible force qui ne s’embarrasse pas de problèmes. Je doute. Je cherche. Je n’ose m’affirmer. »
C’est tout l’enjeu de cette première partie sur les trois comportées, l’auteur trace le portrait d’un homme falot, qui vit de la rente familiale et essaie d’écrire dans un gros cahier à couverture verte.
Son mépris des autres est affiché, il conforte son mode de vie en s’appuyant sur son refus des convenances, il se donne ainsi un sentiment de dimension personnelle.
Il a des voisins, un couple, Nicolas le Russe et Anita, tous deux ont un physique avantageux, une présence. Ce couple est comme un miroir déformant pour le narrateur et sa proie.
Au fil de la narration les deux relations sont mises en abyme.
Il flâne dans sa ville de jour ou de nuit, hanté par ce qu’il fut adolescent, pelisse de celui qui est gris quasi transparent, qui n’intéresse personne.
C’est ainsi que sa route croise celle d’une petite fille, Isabelle, blonde et elle aussi falote, qui sort de l’institution religieuse où elle s’instruit.
Elle devient son obsession, son but.
Il la traque et finit par faire sa connaissance.
Le deuxième acte le narrateur est en proie avec ses démons : le loup cherche l’aventure.
La suivre chaque jour de chez elle à l’école et de l’école à chez elle. Elle est obligée de traverser le Jardin public, lieu propice à apprivoiser ce petit animal pas si sauvage que cela.
L’émotion est plus dans la chasse que dans sa présence réelle.
« Elle est neuve, étonnée de tout. Elle a vécu jusqu’à ce jour retranchée de la vie, privée de ces menus plaisirs dont les filles de son âge sont déjà lassées. C’est une chance pour moi. »
Il l’apprivoise c’était inévitable, la scène dans la forêt est digne d’un conte noir, tant le narrateur semble déconnecté de la réalité, ils sont au cœur de l’hiver et ses souvenirs sont ceux d’une promenade en été.
Cette chasse est décrite avec une précision chirurgicale, chaque geste, chaque mot sont importants.
Une pensée décortiquée qui ne fait qu’accentuer encore le loup guettant l’agneau.
L’animalité est confirmée jusqu’à la phagocytose virtuelle.
Du côté de sa petite fille c’est la docilité qui prime, l’écrivain peut y voir une page blanche à écrire.
La dernière partie est celle de l’introspection.
En effet cette petite fille lui renvoie une image de lui qu’il accepte ou renie, c’est selon le moment.
Mais la fièvre de la chasse est retombée et si l’essentiel était de réussir, il ne faut pas s’éterniser.
Le final est à la hauteur de la noirceur.
Par une écriture élégante et un bel équilibre dans la narration, Jean Forton réussit à ne jamais être scabreux.
La réception du livre « moralement répugnant » a fait grincer des dents .À l’ère du mouvement Me Too…
Personnellement je suis sensible à la façon dont Jean Forton dresse des portraits d’antihéros, leur face sombre interpelle les lecteurs surtout lorsqu’au détour d’une attitude, d’un mot il s’identifie à eux, c’est le frisson de la monstruosité qui les submerge.
La froideur prime mais les lecteurs éprouveront la volupté de lire un grand livre.
Pour moi c’est le livre parfait dans son équilibre fonds, forme. L’écriture toujours élégante évite tous les écueils. Un plaisir qui devient rare, la qualité étant en fuite.
©Chantal Lafon
https://jai2motsavousdire.wordpress.com/2023/05/28/la-cendre-aux-yeux/
Ceux qui suivent mon blog ne seront pas étonnés d’y retrouver Jean Forton, auteur incontournable qui ne doit pas passer aux oubliettes…
Dad, entendez Monsieur Dieudonné, potard de profession jubile en cette journée de printemps exceptionnelle. Sa femme Claudia, Serge Monsieur son fils et Odile sa fille ne partage pas l’enthousiasme dû à la grande nouvelle : la voiture familiale neuve est arrivée. Une Mercedes blanc ivoire intérieur cuir bleu, signe de sa prospérité…
Mais son plaisir est vite gâché par Monsieur son fils, qui, à vingt ans prend son père de haut, et ne veut surtout pas reprendre les rênes de l’officine. Les rôles sont inversés. Sa fille, elle a tout d’une jeune fille rangée menant une vie libre. Claudia avec les ans s’est enveloppée de cette prospérité et souvent il l’appelle ma « grosse » affectueusement.
Dad va donc savourer ce plaisir solitaire et prendre possession de sa berline…
Dans cette première partie Jean Forton, avec humour et tendresse, nous brosse le portrait d’un père de famille un peu lunaire, adolescent attardé. Mais il a des fulgurances d’un vieux sage : « En vieillissant Dad est devenu sage. Il a compris qu’il est vain de vouloir réformer les gens malgré eux. Qu’on risquait, en le tentant, de les détruire au lieu de les hausser. »
Dad jusqu’à ses 46 ans a été comme un poisson dans l’eau qui aurait choisi et aimé son bocal.
Cette prise de connaissance de la famille Dieudonné aurait pu être filmée par Jacques Tati, le burlesque est palpable et comme souvent révèle la multitude de petits grains de sable qui vont enrayer cette belle mécanique.
Cette splendide automobile, il va falloir l’essayer et pour cela, malgré sa terreur de ces engins, et pour faire plaisir à son mari, Claudia propose d’aller ce dimanche pique-niquer en famille au Cap.
Au retour, comme souvent sur ces routes qui vous poussent de l’océan vers les villes, il y a ralentissement. C’est un accident, le conducteur est mort et c’était le meilleur ami de Dad depuis l’enfance, même s’ils s’étaient perdus de vue.
Exit Jacques Tati, bonjour Claude Chabrol.
Dad n’est plus ce poisson qui se croyait heureux dans son bocal, non Dad est hors de l’eau, il étouffe, il pousse des cris muets que son entourage ne comprend pas. Rien ne va plus, tout devient fade, sans saveur.
« Face à face avec l’un ou l’autre de ses enfants, Dad éprouve une intolérable gêne. Il ne sait que leur dire, il n’a rien à leur dire. C’est ainsi. Ils ne communiquent pas. Parfois même Dad ne parvient seulement pas à les regarder dans les yeux : ils l’intimident, le glacent. Et pourtant il les aime. Mais ces êtres issus de lui, qu’ont-ils avec lui de commun ? »
« Pourtant il s’interroge : Quelle est ma vraie vie. Est-elle au milieu des siens, ou là-bas, parmi ces étrangers. Quand suis-je moi. Quand suis-je à ma véritable place ? »
Le regard qu’il posait sur sa vie avec humour et tendresse et un peu de fatalisme, teinté d’autosatisfaction, va basculer dans l’ironie qui égratigne puis griffe jusqu’à clouer au pilori ce qu’il croyait aimer.
Tout bascule dans cette vie si bien organisée où chacun jouait sa partition.
En refermant ce roman, le lecteur se dit : quel style ce Jean Forton et quelle belle analyse de l’être humain.
Dad est le modèle même de l’homme qui a oublié l’enfant et l’adolescent qu’il fut, celui qui avait plein de rêves. Dad est victime d’aboulie, il devient son ombre.
Jean Forton souffle le chaud et le froid, le lecteur rit aux larmes puis son rire se glace.
Car la question est que fait-on de sa vie ? « Mais la société est bien faite qui nous juge sur nos apparences. »
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 29 juillet 2018.
Un chef d’œuvre ressuscité !
Les années 50, dans un lycée de Bordeaux, le hasard place deux adolescents que tout oppose sur le même banc.
Ledru surnommé Grande-Nouille a bien conscience de sa déficience physique à côté de Frieman « une brute, un bouledogue. Petit, le cheveu terne et blond et le nez camus. »
Parlons-en de ce nez, c’est à cause de lui que tout éclata. Car en voyant Frieman se curait le nez avec ardeur, Ledru ne put s’empêcher de l’invectiver. S’ensuivit une course poursuite et une bagarre.
Coup de bol, c’est Ledru qui va avoir le dessus et Frieman, bon prince va vanter l’exploit de Ledru. Ainsi débute une amitié à cet âge trouble, où tout est possible, l’adolescence.
Frieman a « une poule », Georgette, et tout de suite cela attise la convoitise de Ledru.
Mais en cette période la ville bruit des disparitions de petites filles. Le commissaire chargé de l’affaire est plutôt cynique et déclare « Que sont cinq petites filles auprès de nations entières qui crèvent de faim ? Les tragédies particulières ne m’intéressent pas. »
Il y a Gustave, portraitiste de rue, miséreux mais qui va s’attirer les bonnes grâces des enfants, car il les aime les enfants, il en fait de beaux portraits qui le consolent, lui pauvre hère.
Frieman est d’un réalisme épais, vivant l’instant présent ayant besoin de quelqu’un à admirer. Il est d’un milieu fruste et subit l’ire d’un père rustre. Ce qui fait de lui un être qui vit l’instant.
Ledru est plus cérébral, il sait masquer, anticiper, manœuvrer il a l’assurance d’un enfant bien perçu par sa famille. Famille qu’il juge sans complaisance. Il a une sœur ainée Cécile, qu’il épie et qui va lui servir à exercer son pouvoir.
Lorsque les deux compères se sont débarrassés de Georgette, qui ne présentait plus aucun intérêt pour eux, ils réalisèrent que leur amitié tournait en rond.
Mais Stéphane entra dans leur vie, et les rôles s’inversèrent, Ledru ne le rêvait qu’en chef, en maître. Il faut dire que le nouveau venu avait tout pour les subjuguer, une allure, une assurance, un cynisme et surtout une petite sœur Nathalie qui devint vite un objet de convoitise pour nos deux amis.
Chacun porte le masque social de son milieu et veut en faire sauter les verrous, en découvrir les secrets et mesquineries, qui leur permettront de s’idéaliser dans leur avenir.
Stéphane est fascinant : « Il n’était pas dans la tradition qu’un inconnu montrât tant d’audace, mais l’insolence de Stéphane était si naturelle, si drôle qu’on lui pardonnait. On l’adoptait. »
Jean Forton était fasciné par cette période de l’adolescence, enfant en formation physique et psychique pour devenir homme. Il décrit parfaitement les détails de cet âge et la personnalité de chaque protagoniste et comment chacun essaie de sortir du carcan familial.
L’étude est d’une finesse et d’une intelligence qui se révèlera en totalité à la page 221, quand chacun des quatre décrira ses rêves pour l’âge adulte…
L’atmosphère de la ville est trouble à cause des disparitions, mais cela ne fait que renforcer le trouble de cette période de l’adolescence, entre chien et loup, uniquement éclairée par un halo glauque.
Rien n’est anodin ou ordinaire, tout fait lien. Eux-mêmes si idéalistes s’accommodent de petits arrangements avec leur conscience pour arriver à leurs fins. Le monde dans lequel ils évoluent, cache de vilaines choses derrière de belles façades et montre un individualisme symbole d’une époque.
Gustave lui sait ce qu’est le grand mal, mais personne ne l’écoute, il est en marge alors que pourrait-il savoir. Pourtant sa définition est toujours d’actualité : « Voyez-vous dit Gustave avec une grande émotion, je ne crois pas à grand-chose, mais à cela je crois, à ce danger du grand mal qui pour nous séduire emprunte l’apparence des plus justes causes. La colère, l’indignation, le sentiment de l’injustice, autant de pièges qui nous sont tendus. Je ne suis pas un saint. Il m’arrive d’éprouver ces sentiments-là. Mais de toutes mes forces je lutte, je leur résiste. En moi je fais le vide, le silence. J’abolie ces pensées mauvaises… Le seul espoir que je m’autorise est celui d’un monde enfin paisible, qui naîtra peu à peu, de soi-même, et où chacun aura pris conscience du grand mal. »
L’écriture de Jean Forton est d’une telle force que chaque mot vous conduit là où il veut. Il est maître dans l’art de la gradation du récit, jusqu’à un paroxysme qui laisse sans voix.
Une autre de ses qualités, et pas des moindre, c’est qu’il n’y a aucun jugement, cela permet au lecteur non pas de s’identifier mais de vivre dans la peau des quatre comparses.
Ce roman est d’une puissance exceptionnelle, et le qualificatif de chef d’œuvre de Jean Forton n’est pas un simple effet d’annonce.
Si vous ne connaissez pas cet auteur, commencez par ce livre- là et lisez aussi ses autres livres qui révèlent une plume comme il en existe peu.
Pour en savoir plus sur ce génie littéraire la postface de Catherine Rabier-Darnaudet est exceptionnelle d’érudition mais aussi de passion concernant un auteur qu’elle a contribué très largement à sortir de l’oubli. Une maison d’édition L’éveilleur lui fournit un bel écrin, il suffit de tenir ce livre entre les mains pour en apprécier le soin et l’importance qu’elle accorde à cet écrivain.
Je vous invite à découvrir d’autres écrivains en consultant leur site.
Je les remercie tous pour ce privilège de lecture.
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 28 mars 2018.
Hiver 1944, une famille est autour de la table du dîner et les bombes tombent sur le bassin à flots. Nous sommes à Bordeaux et Michel de Pierrefeu est un adolescent se présentant ainsi : « Je possède un grand sens de la liberté. Je tâche de toujours agir avec indépendance, en être pour qui la famille, le foyer, sont des réalités agréables et comestibles, qui vous doivent protection et confort, mais qui ne sauraient en aucun cas vous réclamer de comptes. Depuis des mois, depuis que je vais à Saint-Ignace, il me semble vivre un long cauchemar. Mais je ne suis pas à un âge où l’on peut infléchir son destin. Quelles que soient mes répugnances, il me faut respecter les décisions paternelles. »
Ainsi commence le récit d’une jeunesse à Saint-Ignace, école des pères, sous la houlette du Préfet des études, le Père de Labarthe.
Nous sommes en temps de guerre et cet adolescent vit entre les jupes des femmes et celles des pères, en effet les hommes sont au front ou prisonniers.
Mais le monde de Michel bascule le jour où il reçoit une « colle » du père Labarthe.
En contrepoint il va décider de s’occuper activement des amours de son ami Durieu.
Cela va donner des scènes très visuelles à la fois cocasses, drôles et tendres.
Cet interlude se termine par la réception de la fameuse « colle bleue » et pour lui c’est la première fois. Il en avait entendu parler avec frayeur. En fait il s’agit de se soumettre à cinq heure de dictée au rythme d’une lecture à voix haute.
« Il aurait fallu nous voir, le porte-plume en l’air, tendus comme des coureurs de cent mètres au départ. Je commence. Pan. Nous avions belle mine. Je ne sais ce que dégage cet homme, quel pouvoir il recèle : ma curiosité morte, ma frayeur balayée, un autre sentiment à son tour me dominait, la soumission. Plume en l’air, cœur étreint, j’étais prêt à foncer comme une machine, la tête vide, attentif seulement à ne point faillir. Et le Père commença.
C’est alors que je compris à quoi était due cette auréole de terreur qui entoure les colles bleues. Elle provient de l’absurdité de la chose, de son impossibilité physique. »
S’ensuit une description d’une ignominieuse humiliation tant physique que psychologique que rien ne peut excuser venant de personnes ayant autorité sur mineurs.
A partir de ce moment-là l’esprit de Michel de Pierrefeu s’échauffe et devient d’une acuité nouvelle car son regard se « décille » sur le monde qui l’entoure.
Et arrive le changement d’attitude du Père Labarthe : le temps de l’emprise.
Michel est fasciné et ses sentiments oscillent comme le balancier d’une grande horloge.
L’analyse de l’auteur sur cet état de fièvre et de sagacité est des plus fines. Un véritable rite de passage à l’âge adulte.
Un dernier chapitre époustouflant et une fin imprévisible.
Quelle magnifique réflexion sur ce chemin initiatique qu’est la vie.
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 24 juillet 2017.
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