"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Pourquoi les théoriciens de la littérature sont-ils aussi frileux quand il s'agit de parler du roman ? L'emprise des sciences humaines, structuralisme en tête, depuis les années 70, aboutit à cet étrange résultat : l'étude du roman serait désormais la chasse gardée des conceptualisants de tout poil les plus rébarbatifs et échapperait à toute approche esthétique... Les travaux décisifs de Mikhail Bakhtine sur le roman dostoïevskien, en pleine censure stalinienne, furent eux-mêmes été confisqués par la linguistique comme si on avait voulu étouffé dans l'oeuf les éclatantes révélations qu'il fit sur la réalité du pouvoir romanesque. Mais comment notre brillante intelligentsia française put-elle ignorer que Bakhtine faisait précisément de Rabelais le père du roman moderne d'où sortiraient des géants nommés Cervantes, Sterne, Balzac et bien sûr Dostoïevski ? Peut-être parce que Rabelais les renvoient, dos à dos, à leur propre miroir : Parnurge, ce mal élevé, cet ignorant, prend de court et rie au nez de tous les pompeux docteurs de la scholastique si empressés de lui démontrer leur savoir en tout domaine, fût-ce celui du cocuage... Qui dit «concept et raison» dit, en effet, «une seule manière de voir », soit un monde clos et fermé, soit une histoire réglée d'avance. Qui dit «roman» dit au contraire annonce : «surprise et plaisir» extensible à l'infini... Rabelais fut donc bien le premier à rompre avec la pression «mimétique», sociale, que véhiculaient les formes de récit antérieures héritées d'Homère. Parce qu'il inventa, le premier, le personnage du lecteur : celui qui n'était plus façonné par cette force terrible appelée «logos» qui, chez les anciens Grecs, imposait à tout être et à toute chose une place déterminée dans le cosmos : l'homme qui serait désormais uniquement préoccupé de son bon plaisir friand d'imprévus er de hasard. Mais la découverte la plus gênante pour nos théoriciens de la littérature, ce n'est pas Rabelais lui-même mais ce qui l'inspire, ce qu'il a lui-même pratiqué dans sa jeunesse et qui va déterminer le roman dans sa singularité la plus profonde : le théâtre. Car d'où vient-il ce bon vieux théâtre sinon de la farce chrétienne médiévale qui est la seule à montrer en même temps le sérieux et le comique de l'existence, le sublime et le trivial, le divin et l'humain ? Or ces farces qui désignaient ces petites pièces de pur divertissement qui se jouaient entre les actes du drame liturgique célébrant le mystère divin signifient aussi «remplissage, digressions, brèches, surprises... et les livres de Rabelais en sont truffés. Cette passionnante démonstration signée Lakis Proguidis est menée à la fois comme une enquête, émaillée de découvertes frappantes, et comme un dialogue platonicien entraînant, stimulant. Elle épouse aussi l'itinéraire d'une sorte de Montaigne contemporain qui, au fil d'une vie mouvementée, s'ouvre à des lectures romanesques de premier plan, sources d'intuitions si géniales qu'elles déclenchent la «relecture» de l'art romanesque lui-même : Kundera, Gombrovicz, Papadiamantis et... Rabelais.
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