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Cette correspondance, qui s'étend de 1949 à 1975, constitue un témoignage de toute première importance sur les relations intellectuelles et amicales qui unirent deux représentants majeurs de la pensée allemande au XXe siècle : Martin Heidegger, considéré comme l'un des plus grands, sinon le plus grand philosophe de son temps, et Ernst Jünger, héros exemplaire des batailles de la Première Guerre mondiale, penseur de la technique et styliste exceptionnel, qui vient de connaître récemment la consécration d'une édition de ses journaux de guerre dans la Bibliothèque de la Pléiade. Le succès qui a accueilli celle-ci confirme l'intérêt du public français pour Jünger, succès qu'il partage avec Heidegger ; ce dernier, malgré la difficulté de sa pensée et les problèmes presque insolubles que la complexité de sa langue pose à ses traducteurs français, est aussi l'un des philosophes allemands les plus lus en France.
Avant même de se connaître, les deux hommes étaient déjà entrés en dialogue, car la pensée de Heidegger sur la technique doit beaucoup au grand essai de Jünger, Le Travailleur, paru en 1932, auquel il a d'ailleurs consacré un séminaire universitaire durant l'hiver 1939-1940. Leur première rencontre n'a cependant eu lieu qu'en septembre 1948.
Leurs premiers échanges épistolaires portent sur le lancement éventuel d'une nouvelle revue de haut niveau qui leur aurait permis de retrouver une visibilité dans le champ littéraire, après la débcle allemande de 1945 ; on les voit s'interroger sur cette entreprise à laquelle ils renoncent finalement, car elle risquait de prendre un caractère trop politique, dans une période où ils étaient tous deux violemment attaqués : Heidegger pour son année de rectorat à Fribourg sous le nazisme en 1933-1934, Jünger en tant qu'ancien nationaliste et apologiste de la guerre qui, malgré son absence de compromission avec le nazisme, fut néanmoins accusé d'avoir été l'un de ses précurseurs.
Loin de se borner à un banal échange de politesses entre deux écrivains majeurs, leur correspondance compte plusieurs temps forts, en particulier à propos du dépassement du nihilisme, sur lequel portent les deux textes, Passage de la Ligne et Contribution à la question de l'Être, qu'ils s'offrent mutuellement pour l'anniversaire de leurs soixante ans, fêtés respectivement en 1949 et 1955. Mais il peut aussi arriver à Jünger de demander à Heidegger de l'aider à élucider un passage difficile sur le temps, dans les Maximes de Rivarol qu'il est en train de traduire en allemand, ce qui permet au philosophe de faire à ce sujet un exposé particulièrement lumineux et accessible.
Leurs échanges ne se situent pourtant pas constamment à ce niveau d'ambition intellectuelle, même s'ils illustrent aussi une commune préoccupation pour le langage, par exemple dans l'intérêt qu'ils portent aux expressions populaires du pays souabe dont Heidegger est originaire et où Jünger vient de s'établir. Ce nouveau point commun renforce l'atmosphère d'estime et de confiance qui règne entre eux, car cette correspondance est aussi le témoignage d'une amitié qui ne s'achèvera qu'avec la mort de Heidegger. Dans un temps rythmé par les anniversaires et les envois de livres, on échafaude des projets de rencontres que les difficultés du temps ou de l'ge rendent parfois difficiles à réaliser. Pourtant leurs deux caractères bien différents s'opposent à l'occasion, lorsque, auprès d'un Heidegger plus casanier, Jünger défend son tempérament d'incorrigible globe-trotter, en reprenant à son compte le mot d'Héraclite : " Ici aussi, il y a des dieux " - et même dans la cabine d'un bateau traversant le canal de Suez !
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