"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
La jeune fille hors norme de ce livre pas comme les autres n'aime que des choses très précises : le film À ma soeur de Catherine Breillat, mâcher des Dragibus et des Fraizibus avec du chocolat au lait, Amour, gloire et beauté mais uniquement les scènes dans lesquelles apparaît Sally Spectra, jouer des tours cruels à son amant, le roman Le Diable à Cristoforo de la collection Harlequin, ou encore se toucher en toute discrétion dans le rayon enfant d'un grand magasin. Mais ce qu'elle adore par-dessus tout, c'est son frère si étincelant, séducteur invétéré chez qui elle squatte. Donc, forcément, toute sa haine se porte vers celles qu'elle appelle les possibelles : les conquêtes de son frère, prétendantes au titre de petite amie officielle. Elle fera tout pour les percer à jour et les éliminer l'une après l'autre. Ce n'est pas parce que tout le monde la trouve grosse et bizarre qu'elle laissera ces filles à la mode menacer son monde.
Dans À mon frère, E. L. Karhu met en scène une inadaptée magnifique et inoubliable.
« Mon frère est un bel homme qui aime les belles femmes, mais qui a une sœur laide qu’il aime aussi. C’est moi. À mon endroit il a fait une exception ».
« À mon frère » est un choc de lecture. Un livre que l’on ressent sur notre propre peau. Hypnotique, immense, triste et déchirant, beau et boréal. C’est un chef-d’œuvre inestimable dont on suivra longtemps des yeux cette jeune fille narratrice.
Elle serait donc différente, inadaptée, à l’écart, mais elle est aussi une sacrée «Tatie Danielle », mordante et parfois cruelle. Mais ce qu’elle dit, fait et reçoit en pleine figure est sa propre traversée du miroir.
Amoureuse de son frère, exclusive, elle vit avec lui dans un appartement dont il tient les rênes. Elle est laide, se complet dans la disgrâce. Dévore des Dragibus et des Fraizibus à longueur de temps. Compense ses faiblesses en filatures. Elle déteste les Possibelles. Les filles que son frère fréquente, une à une. L’impossibilité de garder une seule en son cœur, elle détruit tout. Maline et dévorée de jalousie, on ressent une jeune fille qui fait le grand écart. Elle devient lionne, affûtée de plans machiavéliques. Elle bouscule la normalité. Solitaire et souvent sale, rebelle, elle aime ou déteste. Le blanc ou le noir.
« Mon film favori s’intitule « À ma sœur ». Si je faisais un film, moi, je le dédierais à mon frère ».
Elle a un amant, Léo, gentil, doux, effacé, qui joue aux jeux vidéos. Attentif à cette jeune femme, aveugle voire naïf, ses caresses sont entières et consolantes. Ce serait sa grotte Alcazar. Le repli pour aiguiser ses armes. « Léo Stenberg se plie à tous mes caprices ».
Son frère est maître de lui-même. Profondément altruiste, il donne une chance à sa sœur. Elle ne voit pas, ne ressent pas l’abîme, la fragilité d’un lac glacé en pleine nuit. Les listes des choses qu’elle aime. « Le cœur de l’hiver, quand la même lumière grise et la même température affligeante règnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cela m’apaise, comme une providence universelle m’assurant qu’il n’est pas besoin de faire quoi que ce soit ». « Les soirées où on reste à la maison ».
Berceau, antre, matrice, elle est dans l’intériorité de ses imaginaires. Elle compense ses faiblesses en armures. Elle cingle et fait pleurer l’humanité si ses douleurs deviennent visibles. Elle déteste son corps, « aller faire les courses quand le magasin est fermé, en oubliant que c’était fermé ». Elle flirte avec son corps. L’exploration de son intimité comme un lâcher de crayons de couleur. La cartographie de ses écueils. Elle voit le rejet dans le regard des amis de son frère. La maison lâche alors le socle. Elle a peur et se réfugie dans sa chambre. La vulnérabilité comme un chapelet de larmes.
« Et moi je me dis : ça c’est la vie, ça c’est la vie, être sur la plage dans ses habits trempés qui sentent la bière pendant que tout le monde crie, c’est ça, être au cœur des évènements. Pas toujours toute seule dans ma chambre, pas toujours les cassettes vidéo, pas toujours les Fraizibus, pas toujours, toujours, toujours, toujours ».
Elle travaille à la poste, jusqu’au jour de trop. « J’ai toujours convoité les honneurs et la gloire ».
Ce livre est l’épiphanie d’une écriture, celle de E. L. Karhu, qui laisse tomber le pain pour la faim des oiseaux. Sa beauté est théologale. Car on l’aime de toutes nos forces, cette jeune fille qui se voudrait souveraine et naturelle. Pas cette écorchée vive qui côtoie les drogues, les amitiés particulières et qui franchit la ligne jaune. Elle tremble sous son manteau gorgé de pluie. Son frère, ce héros qui pleure de lassitude. Le Rocher de Sisyphe. L’impossibilité d’acter les résiliences à la vie. « L’idée m’est si insupportable qu’il m’est plus facile de me dire que je n’ai pas d’anniversaire du tout en réalité, ou bien que ce n’est pas aujourd’hui ».
« J’ai du mal à respirer tellement je suis intoxiquée de solitude ».
Ce frère dont on admire la prodigalité de la patience. Les vertueuses attentions envers sa sœur. « À mon frère » est l’incantation du devoir jusqu’à en perdre le souffle. Un livre fort, magnétique, stupéfiant de beauté verbale. Un hymne d’amour fraternel, sensoriel et sensuel. Les chairs à vif et le sacre d’une vérité qui touche. Car oui, cette jeune fille est un oisillon tombé du nid qui bat des ailes encore, sur le sol inondé de larmes et de solitude.
Inoubliable, bleu-nuit, de soie, et de laine, de rugosité et de tendresse. Il acclame les différences et les prises de risque. La volonté de bien faire jusqu’au paroxysme. Traduit du finnois à merveille, dans une connivence majestueuse, par Claire Saint-Germain, « À mon frère » est incontournable. Le piédestal éditorial. Publié par les majeures Éditions La Peuplade.
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