"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Ecrivain majeur de l’ancienne RDA, Stefan Heym (1913 – 2001) eut un parcours riche qui l’emmena de son Chemnitz natal aux Etats-Unis, puis de nouveau en RDA avant de mourir à Jérusalem. D’origine juive, communiste convaincu mais critique par rapport à un régime qui ne tenait pas compte de la nouvelle donne des années 50 (déstalinisation), il rédigea Les Architectes entre 1963 et 1966, mais ne le publia que peu avant sa mort…
Arno Sundstrom est un homme qui a tout pour être heureux : il est un architecte reconnu, achevant la construction de la « Rue de la Paix-dans-le-monde » d’une grande ville de RDA, et lors de la réception organisée en son honneur et sur laquelle débute le roman, on parle de lui comme futur récipiendaire du Prix National d’Architecture ; il est de plus marié avec une jeune femme vers laquelle les regards se tournent quand elle rentre dans une pièce. Ils ont ensemble un jeune garçon, appelé Julian.
Néanmoins, l’on perçoit que derrière cette façade se cachent des zones d’ombre, en témoigne le premier chapitre consacré à Julian Goltz, un communiste convaincu qui a quitté l’Allemagne nazie en 1933 avec sa femme Babette, Daniel Tieck et… Arno Sundstrom pour l’Union Sovétique. Goltz a été arrêté et déporté et quand le chapitre se clôt, on devine qu’il a été exécuté. Or Julia, la femme de Sundstrom, n’est autre que la fille de Babette et Julian : c’est Sundstrom qui l’a prise sous sa protection alors qu’elle n’était encore qu’un enfant, avant de l’épouser quelques années plus tard…
Le lecteur se demande ainsi quelle fut le parcours exact de Sundstrom, pourquoi les parents de Julia ont disparu. Quant au dernier protagoniste, Daniel Tieck, voici qu’il revient après de longues années de captivité en Sibérie et Sundstrom prend soin de lui à son retour… tout en craignant qu’il puisse s’épancher auprès de Julia :
Objectivement, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter de cette situation. Tieck – le Tieck qui s’essuyait les mains avec lenteur et satisfaction – ne représentait aucune menace, surtout au regard de certaines circonstances qu’il fallait justement éviter. Comme il l’avait dit durant le trajet en voiture, Tieck n’avait rien d’un homme défait ; mais le réseau de rides fines sur la peau presque transparente et flasque de son visage signalait à quel point il était las, intérieurement épuisé, et le bleu délavé de ses yeux montrait qu’il avait perdu ses illusions. Des cendres, des cendres ; s’il y avait encore du feu, il ne brûlait qu’en profondeur ; toujours est-il qu’il fallait se protéger de cette bourrasque soudaine qui risquait de provoquer une flambée.
Hormis cette histoire personnelle, Les Architectes offrent également une plongée dans l’histoire de la RDA dans les années 50 et notamment lors de l’année 1956, celle qui vit la critique de Staline dans le XXème congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique et vint ébranler les fondements sur lesquels les fondateurs du communisme avaient bâti leur oeuvre :
_ Le grand homme est mort, c’est ça, l’origine ! (…) Tu es architecte, camarade Sundstrom. Que se passe-t-il quand tu ôtes la clé de voûte d’un arc de maçonnerie ?
Un bref regard inquisiteur sur l’expression de Tolkening apprit à Sundstrom que celui-ci était sur le point de se dévoiler un peu plus ; comme lui, Tolkening semblait réellement inquiet – Sundstrom n’avait-il pas prévenu Krylenko des conséquences, si on faisait réapparaître Tieck et des centaines de milliers de Tieck, si on les laisser aller librement de par le monde… ?
_ Si tu ôtes cette pierre, il faut donner à l’arc et aux structures qui reposent dessus ainsi qu’aux gens qui se déplacent au sein de ces structures un autre appui, répondit-il finalement, et le plus vite possible.
_ Ce XXème congrès nous restera longtemps en travers de la gorge… fit pensivement Tolkening, davantage pour lui-même que pour Sundstrom.
L’architecture est également au centre du roman : de façon imagée, par analogie avec la construction du communisme, mais également de façon concrète. Sundstrom a construit une rue célèbre (« prétentieuse et démodée… conçue pour des manifestations de victoire au milieu d’un grand vide, des manifestations qui iront de nulle part à nulle part », dixit Daniel Tieck), et la question de l’alliance entre époque et architecture est posée, avec un épisode du livre, où Hiller, un collègue de Sundstrom, trouve de l’inspiration dans des plans de Speer…
C’est un roman très riche qui interroge également sur la fidélité au communisme. En lisant la biographie de l’auteur, je n’ai pas pu m’empêcher de faire des parallèles avec le personnage de Tieck...
https://etsionbouquinait.com/2023/05/01/stefan-heym-les-architectes/
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