"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Vienne 1902, le jour de leur anniversaire de mariage, dans une nacelle de la grande roue du Prater, sa femme annonce à Freytag, correcteur littéraire à la retraite, qu’elle le quitte (« C’est terminé…J’ai rencontré un homme et il est tout ce que tu n’as jamais été »).
Un an plus tard, au même endroit, il monte admirer le panorama une dernière fois avant de s’effacer définitivement.
1903 est une année agitée à Vienne avec des tremblements de terre et le passage de la comète ; c’est aussi à Rome l’élection de Pie X en remplacement du défunt Léon XIII ; élection qui doit beaucoup (presque tout) au veto présenté par l’empereur d’Autriche contre le cardinal Rampolla, grand favori du conclave.
Comment imaginer que les deux événements aient un quelconque lien ? Comment croire que ce personnage ayant « mené une vie dépourvue de sens, une vie gâchée, sacrifiée sur l’autel de la médiocrité » puisse avoir la moindre influence sur la désignation d’un pape et la marche du monde qui, en ce début de siècle, court à sa perte?
Le faux ami raconte le rôle tenu par Freytag dans cette incroyable machination qui aboutit à l’élection d’un pape qui ne voulait pas être pape. C’est également une magnifique description de Vienne à l’apogée de son influence culturelle et politique. Notre fragile et naïf héros arpente la Vienne historique où les statues et innombrables souvenirs de Beethoven, Haydn, Schubert, Goethe, Hölderlin témoignent d’un passé ayant du mal à céder le pas à la modernité de Klimt, Kokoschka, Malher ou Freud. S’il vit moins que chichement dans son appartement, il n’en passe pas moins le plus clair de ses journées dans l’institution viennoise par excellence : le Café Sperl où il consulte la presse, joue aux échecs tandis que d’autres jouent au billard en répandant les rumeurs qui font et défont les réputations. Qui d’entre nous n’a jamais rêvé de passer une journée dans ce lieu mythique en dégustant, comme Freytag en 1903 moka et viennoiseries ? « Le Sperl était un véritable oasis. Les pages de journal qu’on tournait et les boules de billard qui s’entrechoquaient dans le fond de la salle calmaient ses nerfs surexcités. La matinée était le meilleur moment de la journée. On vaquait à ses affaires, bienheureux à l’abri des soucis de la vie quotidienne, oublieux de ce qui se déroulait à l’extérieur et qu’on découvrirait le lendemain, dans le journal ».
C’est également une très riche description du monde littéraire :
- les livres et leurs histoires magnifiques (« la fiction magistrale semblait toujours au-dessus de la réalité : elle était meilleure, plus belle que ce qui existait »)
-les auteurs et leur susceptibilité (« la gloire, la certitude de leur grandeur, cet élixir dont ils étaient si assoiffés…ne leur suffisaient pas. Les compliments, aussi sincères qu’ils soient, glissaient sur eux comme de l’eau sur des plumes. Alors que la moindre petite critique injuste ou remarque irréfléchie se gravait dans leur mémoire revêtue du sceau de la vérité (confirmant) ce qu’ils savaient déjà et redoutaient : ils n’étaient que des imposteurs et tous les éloges, tous les succès étaient des coups de chance »)
-ses artisans (directeurs littéraires, correcteurs, critiques), ses rumeurs et médisances
-ses lecteurs (« Nous lisons pour savoir que nous ne sommes pas seuls… », « un voyageur de commerce au pays de l’imaginaire, un globe-trotter, un Marco Polo de l’âme ») et lectrices (« C’étaient surtout des femmes qui écrivaient à Barsch. Elles lui envoyaient des confessions parfumées…, dans l’espoir de recevoir, en retour, un portrait dédicacé ou une mèche de cheveux. Un nombre surprenant envoyaient des portraits d’elles-mêmes : quelques photos (certaines plus laides que d’autres, cela ne l’étonnait pas : la littérature attirait surtout les femmes que la beauté avait épargnées »).
Freytag prend des leçons d’Esperanto (c’est la mode en ce début de siècle) où il est question de faux amis, ces mots qui, semblant identiques d’une langue à l’autre, ont un sens très différent. « Eh bien parce que, en italien, casino veut dire bordel, maison de passe ! Je parle des faux amis comme vous pouvez vous en douter. Ceux qui ne sont pas authentiques, qui vous trompent et vous trahissent. Les faux monnayeurs de la langue. Le genre d’ami que nul ne souhaite avoir. Qui fait mine d’être une chose et s’avère en être une autre. »
Les faux amis ne sont pas que des mots. Il en rencontre un vrai qui l’introduit dans le monde, l’emmène au concert et lui offre tout ce qu’il n’a pas osé voir ou faire depuis sa plus tendre enfance (« il ne comprenait pas pourquoi avait-il eu tant de mal à prononcer les mots : veux-tu jouer avec moi ? Je n’ose pas me jeter à l’eau) lui qui a passé sa vie réfugié dans les livres.
Sous l’influence de ce faux-ami, il en devient un à son tour et trahit pour ce qu’il croit être la bonne cause.
Et ce personnage qui, selon sa femme « n’était pas capable d’éprouver de la joie, qui ployait sous la gravité comme si un poids indicible pesait sur ses épaules », « qui n’avait jamais tenu les promesses qu’elle avait lues dans ses yeux ce jour-là, sous les marronniers du Prater » finit en « s’interrogeant sur ce qu’on laisse derrière soi. Quand on est jeune, on ne comprend pas. La vie passe si vite, un jour on se retourne et on est là, dans l’ultime impasse ».
La conclusion est magnifique de renoncement au profit de l’amitié, de la fidélité et de l’honnêteté. Le chemin de la rédemption s’ouvre à ce si modeste héros, quant au lecteur il n’a plus qu’une envie : faire ses valises pour aller découvrir Vienne en flânant sur les pas de Herr Freytag.
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