"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En septembre 1961, à Berlin-Est, la première de L'Émigrante ou La Vie à la campagne tourne à la catastrophe pour Heiner Müller dont les débuts avaient été plutôt favorablement accueillis, et même salués par le régime, malgré quelques incidents. Accusé d'avoir écrit une pièce contrerévolutionnaire, anti-communiste et anti-humaniste, exclu de l'Union des Écrivains, il se retrouve pour des années au ban de la RDA.
Sans emploi régulier, aidé par de rares amis, dont le musicien Paul Dessau, Müller ne peut plus traiter aucun des sujets contemporains qui avaient fait sa réputation avant le scandale de L'Émigrante. Ses textes nouveaux sont parfois édités en revue - on reconnaît ainsi leur valeur -, mais l'accès à la scène leur est barré. On dit souvent que, pendant cette période, Müller a surtout retraduit ou adapté des textes ou des sujets antiques. Des tragédies ou des pièces tirées de la mythologie éveillaient moins la méfiance des autorités et répondaient à une demande des théâtres.
En fait, Müller adaptateur n'est pas mieux loti que Müller écrivain de la construction du socialisme.
À l'exception d'OEdipe roi, monté par Benno Besson en 1967, ces textes se voient aussi refuser l'accès des scènes en RDA. Toutefois, l'intérêt suscité à l'extérieur, et d'abord en RFA, par ces adaptations aide Müller à rompre l'isolement dans lequel le régime a voulu le confiner.
Macbeth a commencé comme une nouvelle traduction, à laquelle Müller a apporté des changements. Apprenant que le théâtre de Brandebourg, une ville de province, voulait monter la pièce de Shakespeare, il s'est hâté de finir son adaptation en 1971 et d'obtenir l'autorisation de la faire jouer. Le texte est publié en février 1972 et la création a lieu, le mois suivant, avec des moyens que les rares critiques informés jugent inégaux, tant du côté de la mise en scène que des comédiens. Ensuite la pièce ne sera plus jouée pendant dix ans ; et à la reprise, c'est Müller luimême qui la mettra en scène, avec sa femme, Ginka Tscholakowa. Quelques jours après la création à Brandebourg, elle est donnée à Bâle dans une mise en scène qui fait scandale par son usage spectaculaire de la violence. Ni Müller ni ses critiques ne l'ont vue, mais certains de ceux-ci ont tiré parti de la rumeur, pour mettre le texte en accusation. Wolfgang Harich, l'un des philosophes les plus connus en RDA, juge la pièce « négative à l'extrême, une erreur unique, réactionnaire dans le contenu, bâclée dans la forme ». En tous cas, s'il y a eu dispute, c'est que partisans et adversaires de Müller ont vu dans Macbeth le retour de l'auteur sur les scènes estallemandes, sa première pièce véritable depuis L'Émigrante.
Cette polémique de 1972-73, quels aspects du texte met-elle en lumière ? Schlösser parle, d'une pièce « pleine de brutalité (et non sans une bonne dose de sexe) », sans donner d'exemple ;
Harich, plus franc, cite la scène où Lady Macbeth dénude ses seins face à son mari (geste qu'on retrouve ailleurs chez Müller) ; avec ce « strip-tease », dit-il, l'auteur et ses partisans sont « une source de névroses » pour les lecteurs et spectateurs qui vont découvrir le texte. Müller se fait ainsi le complice de l'Ouest.
On débat plus ouvertement de la brutalité, de la cruauté, voire du sadisme, de certaines scènes. Les mêmes passages sont invoqués : deux gifles assénées à des morts, la langue du portier arrachée (et sa chanson qui parle de tétons coupés), le sexe de Banquo tranché et remis à Macbeth, le Lord écorché vif et le paysan qui se pend de désespoir. Mais seul Harich rend le nouveau Müller complice de l'Ouest en le rapprochant de réalisateurs comme Ken Russel, Peckinpah et surtout Kubrick (Orange mécanique), responsables pour lui d'une « vague de cruauté » dans le cinéma des années 70.
Les changements par rapport à Shakespeare ont-ils une signification ? Les critiques de 1972 s'accordent pour dire que Müller a rendu visibles les opprimés. À savoir les paysans, révoltés contre le roi d'Écosse dès le lever du rideau, puis vaincus, exploités, plus tard déchirés entre les deux camps. Et aussi les soldats : ils abandonnent par deux fois le parti de Macbeth et tuent celuici à la fin, au lieu que ce soit Macduff. Quant aux sorcières, qui naissent de l'écrasement initial de la révolte, leur réapparition au dénouement prouve que l'ordre légitime n'est pas restauré : le trône restera fragile tant que n'aura pas cessé la violence contre les paysans.
Müller a travaillé sur Shakespeare plus longtemps que sur les textes antiques. Et son avis a varié : il a comparé l'adaptation à une « transfusion de sang » indispensable pour continuer à écrire, il a craint aussi qu'elle devienne une routine (« nous ne serons pas à bon port tans que Shakespeare écrira nos pièces »). Elle a donc toujours représenté un risque. Risque de se voir renvoyé à sa propre solitude, après avoir cru entrer, grâce à l'auteur élisabéthain, dans une sorte de production collective, de coopérative d'écriture fonctionnant à travers les siècles ; risque de transgresser l'histoire officielle, « nos hiers conduits en laisse par des aveugles », en déchiffrant le passé récent à travers le passé lointain (et si les paysans massacrés de Macbeth allaient faire penser aux victimes de la collectivisation en URSS ou en Chine ?) ; risque de se heurter à l'opacité de l'histoire, à la répétition sans différence, à l'impossibilité d'arraisonner l'avenir. Les questions soulevées dans la polémique de 1973 escorteront son oeuvre jusqu'à la fin.
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