"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Lorsque un poète entre dans la prose, c'est peut-être, nolens volens, avec l'espoir, l'attente, d'en découvrir des mystères nouveaux, d'en faire jouer des ressorts inconnus. Et d'en corrompre les genres établis. Ici, avec ce Manuscrit domestique, une forme d'autobiographie se risque pas à pas, comme discrètement, sur une crête étroite entre fiction et souvenir. Le paysage se distingue à peine de la géologie, les générations s'emmêlent, semblent se fondre les unes dans les autres, les chronologies s'effacent ou se disloquent sous le poids de la répétition, les profondeurs de champ varient, les contours de l'auteur et du narrateur s'entretissent et puis, parfois, s'estompent.
La mise en forme d'un passé, d'un possible passé, s'effectue à travers un réseau de fragments disjoints dont la succession paraît à première vue incertaine, aléatoire : l'écriture elle-même tente de recomposer les jeux et les effets de la mémoire chez un sujet toujours à naître. L'Histoire, par exemple, celle des années de guerre et de fascisme, surgit à la hauteur des yeux d'un enfant : la somme un peu floue de récits dans la famille ou le village, de rumeurs et de suppositions dont la demi clarté ne survient que tardivement, dans l'après-coup. Ou bien des évènements traversés - la mort de Pasolini, les élans de 1968, un tremblement de terre - ne se donnent qu'à travers l'angle aigu de la surprise, d'une déconvenue, d'un deuil personnel, latéral.
Et la vie consciente du souvenir se distingue à peine de celle des rêves, elles ont toutes deux le même statut narratif, elles sont de la même trempe, de la même substance.
L'existence semble arrimée à quelques foyers d'image ou de récit, et bien souvent, notons-le, le coeur en est l'absence : importe ce qui n'a pas eu lieu, ce qui s'est dérobé, rencontres non advenues, amours frôlées, curiosités inassouvies, arrivées tardives. La mort règle les comptes. Elle s'appelle Destin. Dans la nuit du coeur comme dans celle du monde, le poète est un veilleur.
On imagine mal aujourd'hui, en ces temps de ferveur exhibitionniste, comment la vie de l'âme et du corps peuvent s'écrire avec tant de sobriété et, au fond, de délicatesse. Mais il en va, dans cette étrange simplicité, dans cette réserve prudente, beaucoup moins de la pudeur que de la vérité.
*
« Les journaux, partout sur la planète, continuent à bavarder, pour la plupart dans des langues incompréhensibles : on perçoit la gravité d'une nouvelle à une ombre très légère dans le regard du présentateur. Les agences de presse sont promptes à annoncer la fin du monde.
Dans l'intérieur domestique chacun affronte ce vide en se fiant à ce qui lui est habituel. Pour un qui ferme les yeux de fatigue, un autre va au lit par désespoir ; même la vieille mère s'éloigne lentement, avec sa bouillote sous le bras et le chat qui la suit pas à pas. Donc j'attends. Les portes des chambres restent entrouvertes, autrement le coeur se couvre trop. [...]
Je refais mon parcours intérieur, sur la pointe des pieds. Maintenant tous sont endormis : qui sur le flanc, avec le chat entre tête et cou, qui recroquevillé, encore avec ses lunettes de travers, la mère semble un masque de cire, je m'approche pour en capter la respiration, le mouvement de sa poitrine. Mon soupir. Maintenant je peux reprendre mon poste : dehors le ciel ne transmet rien, même pas une lumière d'univers ; tout autour, chaque être est enveloppé dans le mystère de la survie. Les routes sont désertes. »
E. D.S.
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