"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
« Quand livré pour la première fois sur un frêle bateau à la merci des vagues, le jeune exilé jette un dernier regard sur la patrie qui s'éloigne et disparait sous les eaux, une amère douleur absorbe tout son être et le plonge tout entier dans le désespoir.
Dès lors, plus de riantes pensées, plus de suaves émotions pour reposer ce coeur malade : la vie pèse sur la jeune âme du fugitif, comme un sombre remords.
Ce fut là presque ce que j'éprouvai en approchant des sauvages bords de la Corse [...]. Sur le seuil d'un avenir qui faisait briller à mes yeux tant de douces peines, et surgir mille plaisirs piquants sous mes pas aventureux, je m'enivrais déjà de ce bonheur futur, je me riais de tous les obstacles et, écartant avec soin toute amère réflexion, je consacrai avec effusion tous les sentiments de mon coeur à cette terre que j'allais arroser des sueurs de ma jeunesse.
Mais, à la vue de cette immense couronne de montagnes au flanc grisâtre, qui semblent de loin menacer les navires et protéger l'antique repaire des bandits ; à la vue du terrible aspect de ces gorges profondes, de ces solitudes désolées, un ennui profond me saisit au coeur. Toutes mes illusions furent dissipées ; tous ces beaux rêves du jeune âge s'évanouirent ; une sombre et inquiète mélancolie fit naître en moi les plus tristes souvenirs, les images les plus sombres et les plus noirs pressentiments.
À mesure qu'on approche d'Ajaccio, le tableau s'assombrit. Tous les objets qui s'offrent aux regards pénètrent le coeur d'une indicible tristesse. Ces Iles sanguinaires, placées comme deux sentinelles au milieu de la mer ; vers la droite, le long du golfe d'Ajaccio, ce bois épais, coupé par des gorges profondes, et qui sert si souvent d'asile aux proscrits ; à gauche, des débris de rochers semés çà et là sur des terres en friche, des croix, des monuments funèbres, symboles de la paix et du pardon, et qui recouvrent cependant des victimes de la vengeance ; et, pour complément de la scène, un vaste cimetière dépouillé comme la mort : le bruit des vagues trouble seul le lugubre silence de ces rives désolées.
Ce spectacle révèle à l'esprit je ne sais quel instinct secret, quelle mystérieuse horreur qui repousse l'étranger de cette île hospitalière ; et je ne doute pas que ces noires impressions, alimentées encore par l'aspect de ce sol âpre et sauvage, n'aient inspiré aux historiens de la Corse les nombreuses erreurs et les préventions semées dans leurs écrits.
Le premier détracteur de la Corse fut Sénèque, le fameux précepteur de Néron. On peut dire que, dans le tableau qu'il a tracé de cette île, et les épigrammes dont il a voulu la flétrir, il a forfait à l'honneur de la philosophie ; car son langage n'est point celui de la vérité et de la sagesse.
Après avoir parcouru la belle plaine d'Aléria, et les fertiles vallées dont nous parlerons dans le cours de cet ouvrage, on est surpris de trouver dans les oeuvres de Sénèque ces paroles à Helvie, sa mère, qui ne respirent que l'amertume et le dépit : "Quoi de plus dépouillé, quoi de plus escarpé que ce rocher de la Corse ? quoi de plus stérile pour un ami de l'abondance ? Où trouver des hommes plus sauvages, un site plus affreux, un climat plus malsain ?"
Le philosophe n'avait pas vu les oliviers et les orangers de la Balagne, ni les vignobles d'Ajaccio et du Cap-Corse, plantés par les Phocéens, ni le beau granit dont nous parlerons dans la suite, quand il disait :
"Les arbres à fruits ou agréables à la vue sont rares sur cette terre ; elle ne produit rien que les autres peuples puissent envier, et suffit à peine aux besoins de ses habitants. Là, point de carrière de minéral précieux, point de rochers à veines d'or et d'argent."
On est encore bien plus surpris quand on voit le philosophe disgracié déposer tout à fait sa gravité stoïcienne, et faire mouvoir tous les ressorts de son esprit et de sa verve poétique pour nous tracer le tableau le plus affreux et le moins vrai d'un pays dont il n'avait aperçu qu'une tour et quelques rochers. »
Panorama de la Corse, ou Histoire abrégée de cette île, et description des moeurs et usages de ses habitants / par M. l'abbé de Lemps
Date de l'édition originale : 1844
Sujet de l'ouvrage : Corses -- Moeurs et coutumesCorse (France) -- Descriptions et voyages
Le présent ouvrage s'inscrit dans une politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature Française mise en place avec la BNF.
HACHETTE LIVRE et la BNF proposent ainsi un catalogue de titres indisponibles, la BNF ayant numérisé ces oeuvres et HACHETTE LIVRE les imprimant à la demande.
Certains de ces ouvrages reflètent des courants de pensée caractéristiques de leur époque, mais qui seraient aujourd'hui jugés condamnables.
Ils n'en appartiennent pas moins à l'histoire des idées en France et sont susceptibles de présenter un intérêt scientifique ou historique.
Le sens de notre démarche éditoriale consiste ainsi à permettre l'accès à ces oeuvres sans pour autant que nous en cautionnions en aucune façon le contenu.
Pour plus d'informations, rendez-vous sur www.hachettebnf.fr
Il n'y a pas encore de discussion sur ce livre
Soyez le premier à en lancer une !
"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L'auteur se glisse en reporter discret au sein de sa propre famille pour en dresser un portrait d'une humanité forte et fragile
Au Rwanda, l'itinéraire d'une femme entre rêve d'idéal et souvenirs destructeurs
Participez et tentez votre chance pour gagner des livres !