"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Quand José perd son travail, le fragile équilibre de son existence se brise en mille morceaux. Il tente tant bien que mal de canaliser l'amertume et la jalousie qui le rongent. Mais un soir, Guillermo, son voisin, homme charismatique à qui tout réussit, lui propose de passer chez lui afin de faire plus ample connaissance. Ce qui avait commencé comme une soirée tout à fait amicale - les deux hommes discutent, boivent du bon vin et écoutent du jazz - tourne au bain de sang : lorsque José entend Petite fleur , standard de Sydney Bechet, une irrépressible envie de meurtre le submerge et il assassine son nouvel ami.
Pourtant, le lendemain, à la stupeur de José, Guillermo passe devant sa fenêtre en sifflotant, plus éclatant de santé que jamais. Pour José, c'est un signe du destin ; désormais, tous les vendredis, il ira chez Guillermo prendre l'apéritif et le tuer, chaque fois plus sauvagement. Et très vite, une nouvelle idée germe en lui : pourquoi ne procéderait-il pas de la même façon avec sa femme, leur relation se dégradant de plus en plus...
Que se passe-t-il lorsque le meurtre devient un acte sans conséquence, voire libérateur ? Petite fleur (jamais ne meurt) est un conte cruel et hypnotique sur la fragilité et l'ambiguïté des rapports humains. Un roman incroyablement jouissif et brillant écrit par le petit génie des lettres argentines.
Le plus dur, c'est d'entrer dans ce roman, les dix quinze premières pages peuvent rebuter. Ensuite, il faut se faire au rythme sans trêve possible. Le texte est dense, sans pause facile, ce qui peut faire reculer un lecteur avec mes habitudes de souvent poser et souvent reprendre un livre. C'est un peu comme quand j'allais courir -ça m'a passé depuis, je rassure mes fidèles lecteurs, j'ai abandonné le sport, ou peut-être bien que c'est lui qui m'a lâché- avec un copain qui ne s'arrêtait jamais alors que moi je voulais m'arrêter souvent... Pour faire le fiérot, je le suivais, mais j'arrivais essoufflé et crevé. Heureusement, le livre est court, à peine 120 pages, ça ressemble plus à un 100 mètres qu'à un marathon.
Une fois que ces deux petits écueils sont notés et passés, on peut se laisser porter par cette histoire étrange et originale, assez loin de ce qu'on lit habituellement. Iosi Havilio est fort, maître de son roman de bout en bout, abordant beaucoup de thèmes en peu de pages. En le lisant, il faut accepter d'entrer dans son monde magique, réaliste, cruel et humaniste, ironique (selon tous les adjectifs que je pique à la quatrième de couverture, mais elle est tellement dans le vrai que je ne peux que m'en servir). Les digressions de José sont assez nombreuses sur la littérature et la langue russes, sur le jazz, sur son entrée dans l'âge adulte et sa découverte de l'amour et de la sexualité, sur les sectes et les divers gourous qui prennent le pouvoir sur les esprits et les actes de personnes en difficultés dans leurs vies, sur la vie en général, la mort, la paternité, la maternité, la vie de couple... Tout cela est bien vu, pas toujours très fouillé, mais en 120 pages, difficile de faire une enquête sociologique sur chaque sujet. Non, ce qui est intéressant, c'est que José se pose les questions que l'on se pose tous à un moment de sa vie et pour lesquelles il n'y a pas de réponses toutes faites, chacun devant trouver les siennes.
Petite fleur est un roman très bien fait qui m'a agréablement surpris -et j'adore être surpris par un livre- après un démarrage en demi-teinte. En plus, il incite à réécouter la Petite fleur de Sidney Bechet, et tout le reste du jazzman. Il débute ainsi :
"Cette histoire a commencé quand j'étais quelqu'un d'autre, un lundi. Comme chaque matin depuis notre emménagement ici, j'ai enfourché mon vélo et je me suis mis à pédaler. A la sortie du tunnel, le visage battu par le vent puissant du viaduc, j'ai imaginé qu'Antonia ne grandirait jamais."
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