"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Bien involontairement, ce livre a partiellement suivi l'histoire chaotique de son objet d'étude. En apparence livre d'une histoire, il a lui-même une histoire étroitement liée à celle du chantier de l'EPR de Flamanville dont il est censé raconter et analyser la construction, ses évolutions et ses péripéties.
Résultat de la volonté du comité régional CGT Normandie et d'une décision prise en 2017, il a cependant subi les événements et été le jouet des circonstances. Voulant mettre à distance, il n'a pas réussi à faire abstraction des multiples mésaventures du chantier.
Nous voulions rompre avec notre vieille habitude de laisser nos archives être dispersées, de ne pas garder trace, de ne pas tirer les leçons des effets de nos actions, de faire puis d'oublier, quelques fois de laisser d'autres s'approprier les résultats de nos actions. Mais le livre se voulait aussi une tentative pour faire obstacle aux déformations volontaires ou involontaires, aux jugements péremptoires et trop souvent peu argumentés, aux affirmations non documentées, à l'expression d'opinions ignorantes de la réalité, du vécu et du travail des salariés. Tout cela n'a pas manqué depuis vingt ans et demain sera probablement comme hier et aujourd'hui.
Nous n'avions donc pas l'intention d'attendre la fin du chantier pour rendre publics quelques éléments d'analyse. Faire l'histoire du chantier plusieurs années avant la fin du chantier n'aurait pas manqué de provoquer nombre de commentaires malveillants et quelques sarcasmes mais aurait aussi été l'image inversée d'un chantier hors-normes. Nous aurions été en avance au lieu d'être en retard par rapport à un calendrier prévisionnel en même temps que nous aurions parlé depuis les conditions concrètes de fabrication du réacteur, au plus près possible du vécu des salariés, pour éclairer la face la plus cachée du chantier afin de tenter d'expliquer et d'analyser les causes des infortunes du projet et des errements de beaucoup de responsables. C'est pourquoi, quoique particulièrement et même viscéralement attachés aux dates des différentes déclarations, prises de position et décisions pour mieux contextualiser et responsabiliser les acteurs et décideurs, même plusieurs années après les faits, nous faisons souvent fi de la chronologie. En effet, loin de faire un simple récit, nous avons voulu développer une argumentation et une thèse, en particulier parce que beaucoup d'éléments valident nos repères revendicatifs, nos actions et notre démarche sur ce chantier. Globalement, nous avons essayé de démontrer que les retards, le dépassement des coûts et les malfaçons sont la manifestation et la conséquence de la contradiction actuelle, à l'heure du capitalisme financiarisé dans notre pays, entre le potentiel technologique, scientifique et humain et les conditions économiques, sociales et politiques de réalisation d'un tel chantier. C'est le facteur explicatif essentiel des difficultés rencontrées lors de la construction. Il fallait cependant apporter les preuves et le démontrer ou, au moins, le tenter.
Nous avions aussi l'ambition, à notre place de syndicalistes, d'être utiles au débat public en mettant à disposition des éléments indispensables à la délibération collective nécessaire pour prendre des décisions, de nature éminemment politique, sur la production et la consommation d'énergie en France. Les tergiversations et atermoiements des différents pouvoirs exécutifs durant de trop nombreuses années mais aussi des décisions calamiteuses telles que le projet Hercule ou l'abandon du projet Astrid, hypothéquaient gravement l'avenir de la production électrique en France. Le lien fait entre la mise en service de l'EPR et la fermeture de la centrale de Fessenheim dans le décret du 9 avril 2017, la confirmation de cette fermeture en 2018, l'analyse que nous pouvions faire de la programmation pluriannuelle de l'énergie et de la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat, nous confortaient dans notre décision.
Dès la deuxième moitié de l'année 2017, nous avons avions commencé à recueillir les témoignages de quelques camarades. A partir de ces témoignages et de la documentation accumulée, nous avons commencé à organiser et rédiger. Pour l'essentiel, les textes du présent ouvrage étaient déjà disponibles au début de l'année 2019.
Mais la réalité nous a rattrapés et déjà les écarts de qualité détectés sur certaines soudures du circuit secondaire principal faisaient à nouveau peser beaucoup d'incertitudes sur la fin du chantier. En 2018 puis à nouveau en 2019, EDF reportait la date de mise en service du réacteur. L'année suivante, la pandémie de Covid 19 faisait entrer en une longue torpeur l'activité du pays, modifiait nos premières préoccupations et celles des salariés en général. Ce long engourdissement faisait, nous semblait-il, perdre beaucoup d'intérêt et de sens à l'édition d'un livre. Alors, nous aussi avons attendu.
Mais les retards accumulés, l'absence de décisions politiques pour répondre aux besoins d'électricité dans le pays ou simplement maintenir l'outil de production en état de fonctionnement et assurer sa maintenance, devenaient trop manifestes et visibles pour éviter quelques débats et résolutions sur l'avenir de la production électronucléaire en France. Des arbitrages devaient être faits et des engagements être enfin pris. Quelques vagues promesses toujours reportées sur la date d'une éventuelle décision ne suffisaient plus. La crédibilité de la parole publique, la confiance dans les responsables étaient de nouveau posées. La situation du parc nucléaire français, l'augmentation des besoins d'électricité, en particulier pour changer les modes de motorisation des automobiles et accompagner les changements d'usages, la nécessité de moins extraire de ressources fossiles, de décarboner la production industrielle et plus généralement les activités humaines, demandaient de prendre des décisions à rebours de ce qui avait été dit et fait depuis plusieurs années. Lentement, quelques années après le choc Fukushima, l'opinion publique évoluait sur l'électronucléaire et la composition du mix énergétique. Le pouvoir exécutif était sous pression. Nous pressentions que bientôt, il lui faudrait s'exprimer, peut-être avec beaucoup de réticences et d'arrière-pensées et même si c'était déjà beaucoup trop tard pour préserver les intérêts du pays et de ses salariés.
Ce fut progressivement fait quelques mois avant les échéances électorales de 2022, d'abord par les déclarations du président de la République au Creusot le 8 décembre 2020, puis lors de son allocution du 9 novembre 2021 et enfin lors de son discours de Belfort du 10 février 2022.
En fonction des urgences et des enjeux de la politique énergétique pour les salariés et le pays, du rôle central des conditions économiques et sociales pour mener à bien dans les meilleures conditions et les meilleurs délais la construction d'un réacteur, nous estimions qu'il était de notre devoir de syndicalistes de mettre à disposition et de rendre publics quelques enseignements que nous pouvions tirer de l'histoire de ce chantier pour servir au retour d'expérience. Il appartiendrait ensuite aux citoyens, aux pouvoirs publics et aux organisations politiques de s'en saisir ou de les ignorer.
Mais, si nous avions eu raison de prévoir quelques annonces en fin de quinquennat, nous eûmes probablement tort de retarder l'édition du livre. Certes, les communications officielles attendues étaient susceptibles de modifier le regard porté sur la construction d'un premier réacteur nucléaire de nouvelle génération en France. Cependant, aussi bien les décisions politiques que les évolutions de l'opinion publique dépendaient partiellement des leçons tirées des retours d'expérience du chantier de Flamanville.
Nous savions que les différentes annonces du pouvoir exécutif, les études préalables aux choix définitifs, les propositions éventuelles de l'immense majorité des différentes organisations politiques, seraient oublieuses des conditions sociales de réalisation d'un parc de réacteurs nucléaires éventuellement retenu. Le sujet fut effectivement éludé ou ignoré. Notre voix ne pouvait pas porter, nous ne pouvions que réagir et en aucun cas poser les termes d'un débat d'ailleurs esquivé par beaucoup de protagonistes.
Ainsi, nous qui avions toujours tenu à rester maîtres de notre temps et de notre agenda, nous nous laissâmes rattraper par le calendrier politique et le rythme des différentes déclarations du pouvoir exécutif. Nous qui savions que le temps des politiques énergétiques structurantes n'est pas celui du court terme, des élections politiques et des jeux politiques, nous fûmes nous-mêmes le jouet des circonstances et des événements. Nous qui avions obstinément et constamment refusé le débat pour ou contre le nucléaire ou l'électronucléaire pour concentrer toute notre attention et notre énergie sur le chantier et les conditions de la construction du réacteur nucléaire, nous fûmes privés de débat sur les conditions de mise en oeuvre d'une politique énergétique ambitieuse.
La séquence électorale de 2022 aurait pu et peut-être dû permettre ce débat. Mais, malgré l'invasion de l'Ukraine, la flambée des prix des énergies, les risques de coupures d'approvisionnement d'une partie du continent européen, les manifestations des effets du réchauffement climatique, les conditions du débat démocratique ne le permirent pas. Il y eut pourtant des prises de position de plusieurs candidats et formations politiques mais en aucun cas débat et vote sur des orientations claires.
Peut-être n'était-ce pas possible ou souhaitable dans le cadre de ces élections. Ce n'est pas à nous de juger. La politique énergétique est un engagement sur plusieurs générations qui exige une délibération collective. Si le vote est nécessaire, la délibération collective est beaucoup plus qu'un préalable à un vote et son unique utilité. Il ne nous appartient pas de décider des formes de cette délibération mais d'y participer à notre place. C'est l'ambition de ce livre.
C'est pourquoi, quelques mois avant la mise en service du réacteur, nous faisons publier ce qui était déjà écrit plus de trois ans auparavant. Nous n'avons eu ni la volonté ni le besoin de corriger les textes. Nous avons juste ajouté quelques petits compléments aisément identifiables pour ne pas omettre certaines annonces faites depuis 2019.
Le décalage de plusieurs années modifie un peu le regard que nous pouvons porter sur ces textes et documents. C'est la raison pour laquelle il nous est apparu nécessaire de toujours préciser, par exemple, la date des entretiens avec nos camarades dans la deuxième partie du livre. Nous étions dans la phase de construction du réacteur, l'activité sur le chantier était intense, les polémiques et pressions extérieures ne manquaient pas. Chacun dans son secteur d'activité ou sa responsabilité, nos camarades essayaient cependant de toujours penser les événements au moment où ils advenaient et faisaient un effort d'auto-analyse.
Leurs propos ont été recueillis quelques mois avant la remise de rapports commandés par les responsables économiques et politiques à la fin du chantier et susceptibles d'aider à de futures prises de décision. Comparer les modestes témoignages de nos camarades avec la commande et le contenu de ces rapports pourrait probablement être instructif, modifier quelques grilles de lecture et représentations des pouvoirs publics et des responsables d'entreprises sur les syndicalistes et le rôle du syndicalisme. L'analyse comparative permettrait de mieux identifier quelques points d'accord sur les constats mais aussi de relever les oublis, les manques ou les insuffisances de ces rapports répondant à une commande précise et censés permettre des choix éclairés. La comparaison serait utile pour mesurer l'erreur majeure que fut le mode de management appliqué à ce chantier et le refus d'impliquer les travailleurs et leurs organisations syndicales dans le processus de construction du réacteur.
Avec le recul de quelques années, cela nous semble valider le choix de la forme que nous avons donnée à ces entretiens et de nos choix de transcription pour tenter de respecter les codes de l'oral.
Rapporter une parole authentique permet de mieux mesurer les effets des politiques suivies par les principaux responsables sur le vécu et le moral des salariés ou le travail collectif sur le chantier. Comparer les discours à chaud de nos camarades avec les conclusions a posteriori de quelques rapports publics, révèle aussi l'enfermement des principaux responsables dans leurs certitudes et leurs choix désastreux de management. Dans le cadre de politiques économiques et sociales qui pourtant sont des obstacles à la réalisation de grands projets industriels structurants, ils ont obstinément refusé d'entendre la parole des salariés et de leurs organisations syndicales.
C'est cette erreur qu'il convient de ne pas reproduire. L'intérêt du pays et de ses salariés le commande.
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