"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Quelque part entre 1936 et 1939, dans la région de Mayence, sept prisonniers (des opposants allemands au régime nazi) s’évadent du camp de Westhofen. Aussitôt l’alerte est donnée, la chasse à l’homme lancée, et le commandant du camp fait ériger sept croix comme autant de futurs poteaux de torture, où les évadés rendront leur dernier soupir dès qu’ils auront été repris. Parce qu’il n’est absolument pas envisageable qu’ils disparaissent dans la nature; un pouvoir totalitaire ne saurait tolérer pareil affront. Et la traque est intense, les mailles du filet très serrées, l’information diffusée dans les journaux et sur les ondes, les réseaux de mouchards sont activés, on ne donne pas cher de la liberté des fugitifs. Et de fait, ils sont repris assez rapidement, sauf un : Georg Heisler. Pourtant repéré à de nombreuses reprises, il reste insaisissable, échappant chaque fois d’un cheveu à ses poursuivants, de plus en plus énervés et furieux. Le hasard, la chance, une complicité inattendue ou une aide inespérée le maintiennent vivant et libre pendant une semaine. Après… à vous d’aller au bout du roman pour connaître son sort.
Bien plus qu’un suspense policier ou le récit d’une cavale improbable, “La septième croix” est le portrait d’une Allemagne qui, après la défaite de la Première Guerre et la débâcle économique qui a suivi, s’est engagée dans la voie du totalitarisme national-socialiste. La société est devenue hyper-contrôlée et hyper-contrôlante, les faits et gestes sont espionnés, les délations vont bon train, les chefs d’immeubles et de quartiers sont aux aguets pour démasquer les traîtres à l’ordre nouveau. La résistance interne n’a pas été totalement anéantie, mais sa marge de manœuvre pour éventuellement venir en aide à Georg est infime, et le moindre mot ou acte peut devenir héroïque à force d’être périlleux. “Était-il permis de mettre un homme en danger pour en sauver un autre ? Hermann pesa et soupesa tout encore une fois : oui, c’était permis. Pas seulement permis, mais nécessaire“.
Ecrit en 1942, lors de l’exil de l’auteure en France, ce roman polyphonique met en scène une foule de personnages autour de Georg, qui l’ont connu ou pas, qui vont le croiser ou pas, qui partagent ses convictions ou ne pensent qu’à le livrer à la Gestapo. De lâchetés mesquines en gestes anodins salvateurs donc suicidaires, de la résistance au fanatisme des SS en passant par la masse de ceux qui ont adhéré au parti pour avoir à manger et éviter les problèmes, la nature humaine se révèle dans l’adversité, et pas toujours comme on aurait pu s’y attendre.
La narration est très réaliste et détaillée, passant d’un point de vue à l’autre avec une fluidité étonnante. L’auteure joue aussi avec les focales, passant des détails de la vie quotidienne à des plans panoramiques sur les paysages environnants, ou à une dimension quasi-mythique quand elle insère des éléments de l’univers du conte ou quand elle remonte aux conquêtes de l’époque romaine.
Le récit est tendu, haletant, la psychologie des comportements, rendue infiniment complexe par le contexte de dictature, est analysée très finement. Je ne suis pas totalement emballée ni convaincue par ce style (et/ou la traduction?), mais ce roman est un texte profond et puissant, qui montre qu’en dépit des circonstances les plus terribles, “au plus profond de nous il y avait aussi quelque chose d’insaisissable et d’inviolable“.
Nous sommes en hiver, le camp de Westhofer abrite (si peu et si mal) des prisonniers allemands hostiles au régime d’Hitler. Sept hommes arrivent à s’enfuir du camp : Heisler, Wallau, Beutler, Pelzer, Belloni, Füllgrabe, Aldinger. Dans le camp, les prisonniers, malgré un regain de brimades, ne peuvent cacher leur sentiments sur ces évasions, malgré les brimades qui suivirent. « Notre sentiment, nous étions incapables de le cacher, excitait encore davantage nos tortionnaires. Pour la plupart d’entre nous, ces évadés étaient à ce point une partie de nous-même qu’il nous semblait que nous les avions envoyés en émissaires. Même si nous avions tout ignoré du projet, nous avions l’impression d’avoir réussi une entreprise rare. »
Commence alors une véritable chasse à l’homme. Non seulement le système policier et militaire est déclenché, mais, la population, surtout masculine, se met à la recherche des fuyards.
Quatre sont repris, le cinquième est mort d’épuisement à la vue de son village et le sixième s’est rendu… Il n’en reste qu’un, Georg Heisler.
Le commandant Fahrenberg, qui dirige le camp, fait abattre 7 arbres et dresser 7 croix pour y crucifier les fuyards. En attenant le septième, les autres y ont droit chaque soir
Georg Heisler a réussi, jusqu’à présent, à ne pas se faire reprendre. Présentement, il se cache dans une ferme à Bucheneau qui est fouillée par des SA, dont le propre propriétaire de la ferme. Voici les paroles de sa seconde femme « Ces enfants que j’avais remis debout, en suant sang et eau, ils sont redevenus l’engeance impertinente qui en fait correspond à leur nature première. Albrecht (son mari) est redevenu la vraie brute qu’il était. Hélas ! » Oui, ils sont devenus SA, font partie, pour les enfants, des jeunesses hitlériennes. »
« Tous ces garçons et ces filles, là dehors, une fois qu’ils avaient derrière eux la Hitler Jugend, l’organisation des jeunesses hitlériennes, puis le service de travail et l’armée, ils étaient semblables aux enfants de la légende qui, élevés par des bêtes, finissent par déchirer leur propre mère »
« Il pensait à ses propres fils… Au-dehors, ils enfilaient tous deux les chemises qu’on leur demandait de porter et criaient Heil quand on l’attendait d’eaux. Avait-il fait tout ce qui était en son pouvoir pour stimuler leur opposition ? Pas le moins du monde ! Parce que ça aurait signifié la destruction de la famille, la prison, le sacrifice de ses fils. Il aurait été obligé de choisir -c’est là que se creusait un fossé. Pas seulement pour lui, Gültscher, mais pour bien des gens. »
Pour certains, porter la chemise brune n’est pas forcément fait de gaieté de cœur mais « Non qu’il fût impossible de vivre sans porter une chemise brune, mais il voulait pouvoir travailler, se marier et hériter en paix, ce qui dans le cas contraire, lui aurait sans aucun doute été rendu impossible. » ou, « Il y a un an et demi, il était entré dans la SA parce que le souvenir de ses cinq années de chômage le terrifiait… Si tu n’adhères pas aujourd’hui, demain tu perds ton boulot lui avait-on dit. »
D’autres, au contraire l’arborer avec fierté et orgueil. ‘Maintenant, nous n’avons plus besoin d’un Fûrher, d’un guide...Nous en avons déjà un, et le monde entier nous l’envie. »
Les maisons des juifs expulsés sont rénovées et « assainies » pour que de bons allemands puissent y vivre et prospérer, c’est le travail d’Alfons Mettenheimer, peintre en bâtiment. D’ailleurs cet homme est convoqué par la Gestapo. Sa fille a épousé le fugitif, même si l’union n’a duré que quelques semaines, ils l’interrogent, l’intimident
Etre convoqué à la police signifie peur « La peur qui n’a rien à voir avec la conscience, la peur des pauvres, la peur de la poule devant le vautour, la peur des poursuites de l’État. C’est cette peur ancestrale qui montre mieux que toutes les constitutions et les livres d’histoire de quel côté se place l’État. »
A partir de ce postulat, Anna Seghers décrit l’Allemagne nazifiée. L’organisation de la police est stupéfiante. Les allemands sont obligés de se taire, tout le monde espionne tout le monde. Les résistants allemands sont emprisonnés, séquestrés, torturés. Ceux qui ont eu la chance d’y échapper font profil bas.
Georg ne peut plus se fier à se anciennes maîtresses, ses vieux copains, il ne sait plus dans quel camp ils se trouvent maintenant. Seul Paul, pourtant marié et chargé de famille aura le courage de l’aider et, grâce à lui, un réseau se reconstitue. Petite lueur d’espoir, comme quoi l’humanité n’est pas encore morte face à la Bête.
« Et si tu oublies… C’est ce qu’ils attendent... » Alors, n’oublions pas et rappelons-nous que l’histoire peut bégayer.
Superbe lecture, prenante
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