"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Alfred de Vigny a usé de toutes les tribunes : la poésie, genre alors essentiel ; le théâtre, support à la diffusion des idées par l'émotion scénique ; le roman, qui sur fonds d'histoire trouve une actualité souterraine et une portée intemporelle ; la critique journalistique, les préfaces, la correspondance, ce qui justifie la place de sa réception dans l'étude de ce prophète romantique paradoxal, puisqu'il effectue une remise en cause déjà moderne des dogmes, tout en respectant une exigence d'épuration formelle et de renoncement lucide, quasi classiques. En perpétuel dialogue avec les formes esthétiques, mais aussi en scrutation de soi comme de la société, Vigny cherche un absolu dont les fondements s'esquivent au fil de son enquête philosophique, ouverte à tous courants de pensée, mais dont le résultat, déceptif, ne lui interdit pas la ciselure de la parole, qui offre un autre accès à la vérité.
"La Maison du Berger" d'Alfred de Vigny
Celui que "la grâce ne touche que par moments , mais avec quel éclat !" selon les propres termes de Georges Pompidou dans son " Anthologie de la poésie française", apparaît comme un auteur d'autant plus attachant que d'un seul coup d'aile, en effet, il peut devenir l'égal des plus grands.
Alfred de Vigny occupe de la sorte une place singulière au sein de la littérature hexagonale. Ses vers frappés quelquefois comme des médailles, sonnent magistralement. Il n'est pas rare aussi qu'on y découvre des faiblesses, soit imputables à des images trop conventionnelles, soit dues à une forme de prosaïsme ou de rigidité dans l'expression.
Ces réserves exprimées, force est d'admettre néanmoins qu'un poète à la production si abondante n'était nullement en mesure, à travers toutes ses pièces, d'atteindre chaque fois des sommets. Quand c'est le cas - et d'emblée le miracle saute aux yeux - nous respirons l'air pur des cimes, le souffle himalayen de l'émotion sublimée. Ce qu'Alfred de Vigny conservait en lui de compassé, d'inutilement tendu, se fissure tout à coup et, des profondeurs de sa sensibilité, une voix nue se fait entendre, reconnaissable entre toutes, où le génie éclate en septains aériens, libérés de leur gangue, des septains inouïs de beauté.
Vite débarrassée de quelques strophes prêcheuses qui en altèrent le cours, "La Maison du Berger" déroule alors ses eaux magiques avec des scintillements de soie. Une digue semble s'être brisée. Plus encore que dans "La Mort du loup" où se décèle par endroits une certaine raideur, le lecteur ici est transporté, soulevé, enivré. Le prodige tient notamment à un équilibre quasi extraordinaire entre une sève poétique longtemps contenue dont, à la façon d'un abcès qui crève, la force devient impérieuse et une grâce expressive confondante dont la plénitude se nourrit d'elle-même.
Le bouquet suprême, le sommet des sommets, s'adresse à Eva, la femme aimée, l'inspiratrice. Comment Vigny parvint-il à ces accents que le sublime traverse de toutes parts ? Devant une telle "composition symphonique", nous restons médusés. C'est sans aucun doute là le point d'orgue d'une "méditation grave et tendre" sur l'amour, la nature, le lien unissant les vivants et les morts. Jamais peut-être des alexandrins n'ont été autant marqués par la splendeur de l'évidence, la magie du rêve, l'éclat de l'élévation.
Après avoir lu ce monument, des échos profonds nous en reviennent. Ainsi, entre autres :
"Que m'importe le jour ? que m'importe le monde ?
Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit."
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