"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Perestroïka, un nom qui sonne, pour nous occidentaux comme Liberté. Dans son avant-propos légèrement ironique Monique Slodzian écrit : « L’URSS allait enfin se réformer et prendre un visage humain : c’est bien ce que l’opinion en général, et pour des raisons forts diverses, sembla entendre en 1989.. »
Avec Monique Slodzian, embarquons pour «un voyage dans les eaux mêlées de la politique et de la littérature russes actuelles» qui a le mérite de ne pas se voiler la face sur les dérives des différents mouvements. «Si l'on veut porter sur la Russie actuelle un regard débarrassé des préjugés tenaces, entretenus de longue main par l'anticommunisme, et qui ont connu leur point d'orgue pendant la perestroïka, il faut impérativement prendre la mesure du désastre que celle-ci a engendré.» Nous sommes prévenus.
C’est cette reconstruction que Monique Slodzian dissèque à travers les nouveaux écrivains russes. Elle nous donne des clés pour essayer de comprendre les différents courants littéraires et politiques ou, plutôt politico-littéraire. « Ils s’appellent Zakhar Prilépine, Sergueï Chargounov, Roman Sentchine, Guerman Sadoulaev, Mikhaïl Elizator, Andreï Roubanov et je ne les cite pas tous. Retenez bien ces noms. »
Le pamphlet de Zakhar Prilépine, « Lettre au camarade Staline », entièrement retranscrit dans cet essai, est un texte plein d’une rage noire, un brûlot, non pas pour un retour au stalinisme, mais contre la politique de Poutine, contre cette « classe créative », [c’est ainsi que l’intelligentsia se nomme (note de l’auteur)] et son idéologie ultralibérale « accompagné du dépeçage du pays en trafiquant l’histoire ».
Monique Slodzian parle de ce refus de l’héritage stalinien, du dégoût ressenti par Prilépine lors des commémorations de la victoire de la seconde guerre mondiale. Pour Prilépine, « Staline appartient de façon imprescriptible et définitive à l’histoire de la Russie, qu’il en est à la fois la part de chagrin et la part d’orgueil ». Il revendique l’héritage bolchévique, son histoire, les conquêtes spatiales, les avancées technologiques « Tu as fait une Russie telle qu’elle n’avait jamais été auparavant, le pays le plus fort de la planète. Aucun empire à aucune période de l’histoire n’a été aussi fort que la Russie sous ton règne ». Il conclut ainsi : Nous te sommes tous redevables. Sois maudit. »
Les différents mouvements d’opposition ont un spectre large, ils vont de l’extrême droite à l’extrême gauche. Quelques rapprochements, des séparations. L’on sent que les idées fusent, les alliances se font et se défont avec sincérité et dans un grand bouillonnement. Ces enragés mouillent le maillot, prêts à mordre pour leurs idées.
Ce nouveau courant littéraire, né sous la Perestroïka, est aussi virulent dans ses textes que dans son opposition. Les « Natsbols » font le grand écart entre eux. Ils luttent contre le capitalisme éhonté qui sévit depuis la chute de l’URSS et qu’ils qualifient « d’exploitation ouverte, éhontée, directe, aride ». Ils veulent un état russe fort et social. L’Ukraine est fait-elle partie ?
La langue russe est leur patrie. « Aujourd’hui plus que jamais, la question de la langue russe revêt une dimension violemment politique : …. Comme russophone, au sens de citoyen de l’empire. ». Ils défendent tous les russophones qu’ils soient Ukrainiens, Tchétchènes… Ce qui donne un autre éclairage sur ce qui se passe en Ukraine.
Limonov est omniprésent dans cet essai. Monique Slodzian démontre qu’il n’est pas l’écrivain décadent, ivrogne… que Carrère a décrit dans son livre éponyme. « Et si sa greffe en France n’a pas réussi à cause du mur de préjugés érigé par des médias sournoisement anticommunistes, c’est un grand dommage pour nous. » C’est un être engagé pour son pays qui devient le chef de file des natsbols, de ces écrivains trentenaires épris de littérature, de liberté, de justice sociale, d’un état fort… D’ailleurs tous ont en commun d’avoir connu l’emprisonnement pour leurs idées, ou trafics…, les petits boulots, les conflits guerriers.
Sont-ils de doux rêveurs ? Sont-ils les tenants de « la petite flamme du communisme réel » ? Leur connaissance de la Russie semi-urbaine, de la vie quotidienne du peuple russe, est réelle. Ils portent un regard désespéré sur cette jeunesse russe, parlent de leur inappétence, de leur indifférence aux injustices.
On a tous une image assez classique et sans doute dépassée de la Russie et de ses écrivains. A travers ce livre qui nous promène dans la politique et la littérature russe, Monique Slodzian, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales, spécialiste de la Russie et de la littérature russe contemporaine, tente de nous faite toucher du doigt la réalité oh combien complexe de ce grand pays.
Le 30 juillet 2012, Zakhar Prilepine met le feu aux poudres en écrivant une Lettre à Staline (reproduite p.24 à 29) dans laquelle il "ne cherche pas à dissimuler l'existence des crimes de Staline et encore moins à les justifier." (p.10), mais il demande à ce qu'on n'oublie pas que pendant la guerre c'est lui qui a regroupé autour de lui des millions de Russes qui ont repoussé les nazis "C'est à Stalingrad que le projet de Hitler a connu sa défaite. Manifestement, l'Ouest et la Russie ne partagent pas la même mémoire de la guerre." (P. 34), qu'il avait aussi fait avancer la science, ... Il conclut son courrier par cette formule lapidaire : "Nous te sommes tous redevables. Sois maudit." (p.29)
Puis, Monique Slodzian explique comment nous voyons la Russie par nos yeux d'Occidentaux formatés par les médias, comment c'est un pays complexe qu'on ne peut comprendre en un simple reportage de deux minutes au journal télévisé. La situation en Ukraine en est un bon exemple que les dirigeants occidentaux voient en Europe, alors que "les derniers épisodes du conflit ukrainien disent combien l'entrée de l'Ukraine dans l'Union douanière pilotée par la Russie revêt une importance à la fois stratégique et symbolique, en raison même des fondements historiques de l'empire slave." (p.73)*
Elle égratigne au passage le livre d'Emmanuel Carrère, Limonov, qu'elle juge bien écrit mais vu encore une fois par les yeux d'un Occidental qui ne s'est pas mis dans la peau d'un Russe et qui en a donc une vision faussée. Les Russes ont subi le changement des années 90, comme un coup de massue sur la tête, le temps que certains mafieux et autres malfrats prennent le pouvoir par l'argent et ils se sont réveillés plus pauvres qu'ils n'étaient avant.
Elle en vient ensuite à ces écrivains qui se retrouvent au sein d'un même mouvement politique, le Parti National-Bolchévique (PNB) qui a longtemps été dirigé par Edouard Limonov, et qui est résolument contre le régime en place, s'allie avec les libéraux et autres opposants pour le faire tomber aux élections, jusqu'ici vainement. Elle ne fait pas l'impasse sur les propos parfois très tendancieux de Limonov qui ont pu, à tort, faire penser à certains que le PNB dérivait vers l'extrême droite.
Cet essai est "une rencontre moins convenue avec la Russie" comme me l'écrit Monique Slodzian dans sa dédicace, une lecture qui permet de ne pas toujours regarder l'histoire des peuples par le petit bout de sa lorgnette, mais de se déplacer et de tenter de se mettre à la place d'autrui pour le voir et pour se voir. M. Slodzian finit son livre par des courtes biographies et bibliographies des principaux auteurs nommés intéressantes qui donnent envie de les lire, ce que je vais faire très bientôt avec Zakhar Prilepine et son Je viens de Russie.
* texte écrit avant les tout derniers événements ukrainiens
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