« J’ai été mangée par mon ombre. Oui, je crois que c’est ça. Elle m’a mangée. Et mon ombre, chaque jour, avec le soleil dans le dos, elle me flanque mon image devant les yeux. De force. Je préfère les jours sans soleil, les jours gris, avec beaucoup de nuages. Je préfère la pluie. Je suis...
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« J’ai été mangée par mon ombre. Oui, je crois que c’est ça. Elle m’a mangée. Et mon ombre, chaque jour, avec le soleil dans le dos, elle me flanque mon image devant les yeux. De force. Je préfère les jours sans soleil, les jours gris, avec beaucoup de nuages. Je préfère la pluie. Je suis désormais à l’ombre pour de bon. »
Pascale
« Il n’y aura pas d’après, je le sais. Il y aura toujours le passé conjugué à tous les temps, même dans le futur. Au fer rouge. »
Leila
« La revoilà debout. La voilà morte. Condamnée à mourir encore, à chaque fois qu’ils le décideraient. Condamnée à un cauchemar sans fin où se débattraient, figés, ses membres gourds et des cris étranglés, tus, emprisonnés. Ce n’était que le début, elle le savait […]. »
Vanessa
Pascale va être admise au quartier des femmes. Toutes la connaissent. L’histoire a été très médiatisée. Pascale a commis l’inacceptable, nul ne lui accordera la rédemption. Elle a tué huit de ses enfants. Des nouveau-nés. Elle n’avait pas le choix, elle peut l’expliquer. Elle devait s’en défaire, mais elle ne pouvait pas laisser les médecins l’effeuiller, la fouiller, pour lui enlever ces bouts de vie qu’elle refusait. Non, personne ne doit toucher ce corps qui la dégoûte, la graisse sous laquelle elle s’est ensevelie. La honte était pire que la mort.
Parmi les détenues, Pascale ne suscite que la haine. Elle est les crimes qu’elle a perpétrés. Et pourquoi aurait-elle voix au chapitre puisque les médias ont déjà tout dit ? Pascale est un ectoplasme. Elle encaisse les coups, physiques, verbaux, puis s’efface dans ses neuf mètres carrés, sa cage exiguë, les barreaux de sa peau. Seules deux de ses partenaires de misère lui portent un regard différent : Leila qui, faisant fi des actes de Pascale, lui tend la main à sa façon, et Vanessa, qui lustre sa réputation de caïd en lui offrant son poing.
C’est par le biais de la lecture puis de l’écriture, réunies lors d’un atelier où il leur est demandé de se raconter sans filtre, que ces trois femmes vont apprendre à se connaître, à connaître l’autre autant qu’elles vont se découvrir elles-mêmes. Qu’elles vont oser vivre quelques instants d’existence à l’abri de ceux qui les ont brisées – Vanessa a subi des viols collectifs réguliers dans les caves de son immeuble, jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen d’en réchapper ; Leila, prise dans les filets d’un homme manipulateur et cruel, s’est laissé démolir jusqu’à la corde. Et tout est vrai ici : Cathy Galliègue a elle-même animé un atelier d’écriture en Guyane, où elle réside, auprès des détenues du centre pénitentiaire de Remire-Montjoly.
Je ne pensais pas cela possible, et pourtant, dès les premières pages, on se dit que Cathy Galliègue a encore gravi un échelon. Elle est parvenue, en très peu de mots, à donner un style différent à chacune de ses héroïnes – l’exercice est difficile, comment amener à se confier trois personnages de cette trempe ? Elle semble les avoir apprivoisées puis s’être effacée pour les laisser exister. Surtout, il n’est pas évident de choisir comme personnage principal une femme emprisonnée pour un octuple infanticide. C’est pourquoi je me suis préparée à lire ce roman.
Je me doutais que l’auteur irait à contre-courant des médias, et je voulais être prête à découvrir Pascale. Pascale est inspirée de Dominique Cottrez, aide-soignante et mère de famille, condamnée en juillet 2015 pour avoir étouffé huit de ses enfants à la naissance. La boule au ventre, j’ai regardé plusieurs vidéos sur Dominique Cottrez, donc celle à laquelle Cathy Galliègue fait référence, où l’accusée, dans sa petite cuisine, entourée des objets de tous les jours, parle de ses crimes. Cela peut sembler difficile à croire, mais j’ai eu de la peine pour cette femme. Pour l’obésité dont elle souffre depuis l’enfance, qui lui a toujours valu des moqueries, de la méchanceté gratuite. Pour ce procès en place publique – qui avait envie d’écouter, ça me fait mal de l’écrire, la grosse d’office classée cas soc’, jugée avant même de mettre un pied au tribunal ? Lorsqu’elle paraît supplier, des sanglots dans la voix, plutôt qu’affirmer qu’elle n’est pas un monstre, je l’ai crue. En dépit de ce qu’elle a fait. Et c’est cette image que j’ai de Dominique Cottrez que m’a renvoyée Pascale. L’autre visage de Dominique Cottrez, celui que personne n’a voulu voir. Jamais l’auteur n’a entaché son humanité, esquissant un portrait empreint de respect malgré les circonstances. Ce qu’a fait Cathy Galliègue n’est pas à la portée de tout le monde. Elle s’est oubliée pour laisser parler l’autre, s’est affranchie de tout ce qui a été dit, scandé. Elle a su donner de la substance aux écrouées sans tomber dans la facilité du passé ressassé, laissant parfois des questions sans réponses. Elle a créé une histoire entre quatre murs, une histoire dans l’histoire de ses personnages. Le quotidien difficile, qui que vous soyez, de la prison. Les trois minutes de douche trois fois par semaine, les murs qui vous avalent, la liberté qui n’est plus qu’un souvenir.
La prison est un autre monde, régi par ses propres codes, qui vous prend votre identité pour vous la recracher le jour de votre libération sous forme de petite monnaie, d’un téléphone déchargé et de papiers jaunis sans importance. Mais cette même prison leur apporte aussi une certaine protection, cocon de béton où toutes se soumettent aux mêmes ordres en bénéficiant, paradoxalement, d’une liberté dont elles n’ont jamais pu jouir à l’extérieur. La servitude comme une amputation psychologique qui les a contraintes à un ultime acte de survie. Mais la liberté n’est pas forcément là où l’imagine.
J’ai été très touchée par la rage de Vanessa, par ses appels à l’aide que personne ne voit ; je me suis sentie proche de Leila, son côté placide qui me fait défaut, peut-être, et que j’ai compris à travers ses mots. Par Pascale, évidemment. Un de ces personnages comme j’en rencontre parfois et qui hurlent en silence entre les lignes « Je suis le mal que vous m’avez fait ».
Avec le bouleversant Contre nature, Cathy Galliègue confirme ce talent particulier qu’elle possède (et dont il n’était pas permis de douter) pour parler des bas de la vie – une matière plus riche que les hauts – sans jamais se départir de l’élégance qui lui colle à la plume. Je suis toujours admirative de cette force dans l’écriture, stupéfiée par sa capacité naturelle à nimber de beauté les choses les plus laides, celles devant lesquelles le commun des mortels baisse les yeux. Les mots peuvent accomplir bien des prodiges, mais si peu d’auteurs ont une telle maîtrise de leur pouvoir. Au point de se demander d’où vient ce supplément d’âme qui habite l’auteur.
« […] Toute terre est un bagne
Où la vie en pleurant, jusqu’au jour du réveil,
Vient écrouer l’esprit qui tombe du soleil. »
Victor Hugo, Les Contemplations, « Explication »
Bonsoir et merci pour votre petit mot, je suis heureuse que vous ayez envie de lire ce magnifique roman; belles lectures à vous aussi et à bientôt.