"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
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Après Monsieur le consul puis Le fils du consul voici le troisième volet de la trilogie des souvenirs d’enfance de Lucien Bodard. C’est toujours aussi fascinant et les pages tournent toujours très vite.
On avait laissé Lucien s’embarquer pour la France en compagnie d’Anne-Marie sa mère adorée. Le consul a bel et bien été abandonné à ses « chinoiseries » avec la noble mission de gagner de quoi entretenir (plutôt bien) sa famille parce qu’il faut bien que Lucien reçoive enfin une éducation française. Lucien est heureux car il n’a plus à partager sa mère avec son père.
Il va lui falloir très vite déchanter, le pensionnat l’attend avec son isolement et ses brimades. Celui qui n’a pas connu vers son dixième anniversaire la déchirure de la séparation et de la plongée dans ce monde impitoyablement carcéral trouvera, sans doute, que comme lui dit sa mère « il est temps de devenir un grand garçon », mais celui y a goûté ne peut que reconnaître, magnifiquement dépeintes, ses propres angoisses enfantines.
La description de la dernière journée passée auprès de sa mère est saisissante tant elle est gâchée par le sentiment du temps inexorable qui s’écoule avant la séparation si redoutée et l’attitude plus que froide de la mère qui «… livre le veau qu’on va mener à l’abattoir ».
Lucien n’a pas de chance, Anne Marie a des projets plus exaltants que de tenir sa promesse « Dis Maman, tu viendras souvent à l’école ? Chaque dimanche ? Oui, oui, je viendrai souvent. (Elle) répond avec son sourire prometteur, celui qui ment ». Il l’attend, il l’espère, il la guette, elle ne vient pas.
Dimanches cruels, dimanches perdus…
Les grandes vacances vont lui offrir la joie de retrouver sa mère mais aussi de comprendre que son éducation française n’était qu’un prétexte pour elle; son véritable but était de laisser derrière elle Albert qu’elle n’aime pas et débuter la vie mondaine à laquelle elle aspire dans l’ombre du protecteur de son mari, haut fonctionnaire du quai d’Orsay. Lucien le comprend rapidement. De nouveau, un rival !
On lit avec beaucoup de plaisir les aventures du petit Lucien, spectateur inquiet des réceptions que sa mère aime tant (« Elle est heureuse, mais est-ce que je fais partie de son bonheur ? ») ou joueur talentueux de mah-jong. On découvre, qu’au lendemain de la grande guerre victorieuse, le rédacteur du traité de Versailles et maître à penser des Affaires Etrangères est décidé à ménager l’Allemagne vaincue pour éviter une nouvelle hécatombe.
Et puis un jour, arrivent deux lettres à entête du consulat de France à Chengdu. Une pour Lucien et l’autre pour sa mère « les pages sont innombrables, c’est un vrai roman fleuve qu’Albert a envoyé. Anne-Marie est mécontente dès la première page,…elle froisse nerveusement la feuille (et) en fait une boule qu’elle jette. (Elle) a achevé la lettre éparpillée dans sa chambre en boulettes froissées. »
Bien sûr, Lucien finira par lire ce qu’il ne devait pas lire et le lecteur stupéfait partage sa découverte du naufrage jusqu’à présent silencieux et mystérieux du mariage de ses parents (« dont (il) souhaite la désunion tout en la craignant »). Les masques tombent et les secrets sont livrés.
Impossible, rendu à ce point du roman de ne pas le terminer d’une traite même si la nuit est déjà trop avancée. On dormira mieux demain. Difficile également de ne pas prendre parti pour l’un des conjoints, ce qu’a déjà fait Lucien à sa manière : « D’abord je dois m’occuper d’Albert. On dirait qu’elle va lui régler son compte. Elle a son petit sourire qui en dit long. Elle dirige sa guerre contre mon père. Cela l’amuse au point qu’elle ne se sent même pas humiliée d’avoir à se servir de ses charmes. Sale Anne Marie, je l’aime… »
Nul doute que ces trente pages consacrées à la lettre d’Albert aient pesé très lourd, en 1981, dans la décision du jury Goncourt de couronner « Anne Marie ». Choix judicieux car elles sont fascinantes.
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