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Selon son récit traditionnel, la pensée moderne de l'infini aurait emprunté deux voies nettement divergentes : la critique empiriste dénia à celui-ci toute existence positive, là où la tradition métaphysique célébra au contraire en lui une réalité substantielle. Par-delà les antinomies cosmologiques kantiennes, encore nourries par cette opposition, il aurait fallu attendre la grande réconciliation hégélienne pour que fussent enfin articulées la critique du mauvais infini de l'entendement et la promotion d'une infinité expressive de l'absolu.
Le présent ouvrage suit toutefois une autre direction et enjambe ce récit, sans le perdre tout à fait de vue. Il montre qu'en amont de la philosophie moderne, avant même l'affirmation de l'infinité divine au treizième siècle européen, un tel travail d'articulation a été opéré de manière originale par la tradition néoplatonicienne à partir de Plotin. Il soutient que ce travail s'est exprimé de manière particulièrement rigoureuse, à la clôture de la philosophie antique, dans le monumental Commentaire à la Physique d'Aristote que rédigea au sixième siècle de notre ère le philosophe néoplatonicien Simplicius.
De fait, le contraste entre une analyse qui démystifie l'infini et un système qui le promeut a été dénoncé, tant par des auteurs anciens que par des contemporains, comme l'expression d'une véritable faiblesse dans la pensée même d'Aristote : comme s'il existait un décalage entre la démystification salutaire que le Stagirite opère lorsqu'il étudie pour elle-même la notion de l'infini, et la manière par trop naïve dont il emploierait celle-ci lorsqu'il traite de l'éternité du monde, du temps et de la génération. On devine le point de mire où de telles objections convergent : faute d'avoir pu élaborer une doctrine de la création, Aristote aurait succombé à la contradiction entre sa théorie de l'infini, purement critique, et l'idée d'un monde corporel sans commencement. L'enquête réalisée ici expose en quoi le Commentaire de Simplicius, précisément, entend parer ce type d'objection et rendre explicite la cohérence entre les deux aspects de la philosophie aristotélicienne de l'infini, en dehors de toute théologie créationniste : par un dispositif exégétique « platonicien », le Commentaire vise à résoudre la tension apparente dans le texte de la Physique entre la déconstruction spéculative du mauvais infini et la promotion théologique de la puissance infinie du premier moteur.
À travers la singularité de son objet d'étude, cette recherche propose donc une mise en perspective de portée plus générale, celle de l'histoire du problème de l'infini dans la philosophie grecque antique, de sa transformation, depuis la négativité de l'absence de limite jusqu'à la positivité d'une puissance transcendante. Cette transformation n'est pas simplement abordée comme une étape de l'histoire culturelle, mais comme la réalisation d'une exigence philosophique et spirituelle.
Appuyée sur des traductions inédites de textes de Simplicius, mais aussi de Jamblique, de Syrianus et de Proclus, l'enquête couvre un large spectre doctrinal : outre le néoplatonisme depuis Plotin, elle interroge aussi des pensées présocratiques (Anaxagore et les Pythagoriciens), la litigieuse question de la « doctrine orale » de Platon (abordée dans une perspective critique), le moyen platonisme et le pythagorisme hellénistique, et bien évidemment la philosophie aristotélicienne.
Ce livre contribue à la compréhension d'une inflexion majeure de la pensée occidentale et par là, à la perception que nous avons de la modernité.
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