"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
"Pour vous définir l'objet a du fantasme, j'ai pris l'exemple, dans La Règle du jeu de Renoir, de Dalio montrant son petit automate, et de ce rougissement de femme avec lequel il s'efface après avoir dirigé son phénomène. Qu'y a-t-il là derrière comme objet, qui introduise dans le sujet lui-même une telle vacillation" ? Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert.
Le cinéma regarde la psychanalyse.
Si l'intérêt réciproque que se portent le cinéma et la psychanalyse depuis leur invention à la fin du XIXe siècle ne s'est jamais démenti, ce n'est pas sans variantes au fil des avancées de l'un et de l'autre.
Ce fut d'abord au-delà des réticences de Freud, peu confiant dans la possibilité de représentation à l'écran d'une séance analytique, qu'en 1928, le premier film sur la psychanalyse, Les mystères d'une âme de Georg Wilhelm Pabst, vit le jour sur un scénario de Karl Abraham.
Depuis, peu à peu, le cinéma s'émancipe avec bonheur d'une stricte et limitée représentation de l'expérience analytique pour tirer - dans la variété infinie des scenarii - les conséquences de la découverte de l'inconscient.
De G.-W. Pabst à John Huston, d'Alfred Hitchcock à John Mankiewicz, maints cinéastes se sont alimentés aux sources de la psychanalyse. Et si ce fut plutôt pour abonder du côté du sens et du déchiffrement de l'inconscient comme Hitchcock dans La maison du Docteur Edwardes, ce fut aussi pour faire résonner le monde des réminiscences comme Huston dans Les gens de Dublin.
Nous considérerons ces termes, sens et réminiscences, comme contemporains d'une approche de la psychanalyse au plus près de la découverte freudienne laquelle mettait en son centre le complexe d'oedipe, les mécanismes du refoulement, ainsi qu'une conception d'un inconscient « des profondeurs ».
Autre représentation de la psychanalyse au cinéma, celle d'un Woody Allen, certes avec un point de vue américain souvent caricatural, mais à l'occasion jubilatoire - ne boudons pas notre plaisir ! Et d'une autre eau chez Allen, nous retiendrons une approche d'une très grande justesse si on pense à des films comme Une autre femme ou Zelig.
Si Benoît Jacquot, Pascal Bonitzer dans les années soixante-dix sont arrivés au cinéma avec un regard renouvelé et radicalement éclairé par la lecture de Lacan, c'est pour nous donner non plus une « représentation » réaliste de la séance analytique en particulier ou celle de la psychanalyse en général (sauf évidemment dans Princesse Marie), mais pour nous proposer des thèmes, des textes, des images, des rôles d'hommes et de femmes, un montage, lesquels, de l'intérieur, comme en filigrane, sont traversés par une lecture lacanienne de la psychanalyse.
Alain Bergala, éminent cinéphile, lecteur de Lacan, sait, ici dans son intervention, nous transmettre cet âge d'or de l'après-guerre quand artistes, réalisateurs, critiques de cinéma n'avaient pas peur de puiser aux sources intellectuelles les plus puissantes de leur époque afin de nourrir leur démarche créative : Barthes, Foucault, Deleuze, Lacan... Les Cahiers du cinéma en sont le reflet. Ainsi, Benoît Jacquot, à peine âgé de plus de vingt ans, témoigne qu'à cet âge il avait déjà lu les Écrits et rencontré une pensée. Avec l'audace de sa jeunesse et le truchement de Jacques-Alain Miller, cela le conduisit à tourner le film Télévision : expérience mémorable qui nous est contée ici.
À partir des années cinquante jusqu'à nos jours, après avoir cheminé dans la « profondeur du goût »1, la psychanalyse et l'enseignement de Jacques Lacan - ont eu de profondes résonances chez certains réalisateurs - y compris américains - et marqué de leur empreinte de nombreux films. Ainsi le cinéma d'Arnaud Desplechin, de David Lynch, de Francis-Ford Coppola, de Clint Eastwood ou de Wong Kar-waï... propose une écriture cinématographique qui tient compte, consciemment ou non, d'une appréhension lacanienne des phénomènes inconscients en tant que ces phénomènes sont liés au langage.
La psychanalyse regarde le cinéma.
Nous savons que, de son côté, Lacan fréquenta les milieux intellectuels et artistiques de son époque, notamment ceux liés au surréalisme... Qu'il épousa Sylvia Bataille, inoubliable interprète d'Une partie de campagne de Jean Renoir... Et que, au cours de ses Séminaires, les références issues de la philosophie, mais aussi de la littérature, de la peinture, de l'art en général et du cinéma en particulier, ont ponctué et soutenu maints points de son enseignement. Dans son Séminaire Le transfert, Lacan ne comparait-il pas le cinéma « comme le niveau de ce qui se présente comme la matérialisation la plus vive de la fiction comme essentielle », ajoutant que le Platon du mythe de la caverne serait comblé par cette invention propice « à la défense et à l'illustration de l'amour » !
Lacan partageait donc avec Freud ce goût et cet intérêt portés aux artistes et aux oeuvres et rappelait dans « Hommage à Marguerite Duras », « qu'en sa matière l'artiste toujours précède [le psychanalyste] ». Sur ce chemin, emboîtons un moment les pas de Freud :
« ... en matière d'art je ne suis pas un connaisseur mais un profane. [...] Les oeuvres d'art n'en n'exercent pas moins sur moi un effet puissant [...] J'ai été amené à m'attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière, c'est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet ».
Les textes sur le cinéma ici publiés, participent justement des « effets puissants » de la rencontre entre des images et un regard ; de la rencontre entre un réalisateur et un spectateur ou entre un acteur et un psychanalyste.
Mais ces deux champs - psychanalyse et cinéma - s'ils se trouvent, de fait, enrichis l'un par l'autre, c'est que pour Lacan, (au contraire de Freud prompt à nourrir le sens des oeuvres), l'art fut avant tout un terrain privilégié et propice à développer et éclairer le concept de jouissance. Sur la « toile », c'est du réel qui est « montré », et c'est avec ce réel qu'un réalisateur « fait mouche » pour reprendre l'expression de Jacques Lacan à propos de L'assassin musicien de Benoît Jacquot.
Parmi les références de Lacan au septième art que nous retrouvons avec bonheur dans ces pages, citons Renoir, Chaplin, Hitchcock, Kurosawa, Fellini, Oshima, Resnais, Malle... Non des moindres donc !
Les auteurs, psychanalystes ou non, mettent tous l'accent sur l'écriture cinématographique dans sa spécificité - champ, contrechamp, hors champ, travelling, montage... - qui fait surgir la place du regard, de « notre » regard comme objet prévalent, le suscitant, le déplaçant, le dirigeant, le divisant : regard du jouisseur aussi bien, en voyeur autorisé des salles obscures...
Et on ne peut oublier que cette écriture met en jeu une fonction qui, pour une part au moins, est la fonction de la peinture comme « dompte-regard » et comme « trompe-l'oeil » ainsi que Lacan en parle dans le Séminaire XI dans « Qu'est-ce qu'un tableau ? ».
C'est également la façon dont Daniel Arasse se situe, cinéphile passionné créant le festival « France cinéma » à l'Institut français de Florence, dont le regard, loin de surinterpréter les oeuvres, était bien davantage du côté d'un « dépôt du regard » sur tous les détails donnés à voir, ce qui n'est pas sans résonner avec l'expression de Lacan selon quoi « celui qui regarde est toujours amené à poser bas son regard »6.
Citons aussi Hubert Damisch, cinéphile, historien d'art, qui articule les questions de l'analyse de l'image picturale et de sa mise en scène, avec celles de la représentation en « images animées » au cinéma, lançant de subtiles passerelles entre les deux champs à propos du Pollock de Ed Harris : « Que peut-on apprendre sur la peinture par le détour du cinéma et vice versa ? [...] Quelle inflexion du regard porté sur les oeuvres dans ce que celles-ci auraient de spécifique ? » Le cinéma c'est aussi l'écran, terme dont l'équivoque n'échappe à personne : surface ou « toile » de projection de laquelle surgit le regard comme manque. Mais, l'écran, c'est aussi ce qui limite, « fait écran » ou « voile » : pas tout peut se voir dans le champ de la représentation. Et là encore, relevons que le « cadre » est un terme commun à la peinture et au cinéma.
La relève.
Après Lacan et avec lui, les psychanalystes lacaniens prennent la relève et s'intéressent à la création artistique au cinéma, par le biais des réalisateurs et des acteurs ; non seulement comme hobby, - et pourquoi pas ? -, mais comme partie prenante d'une compréhension des phénomènes inconscients via les effets de l'oeuvre.
Le Colloque « Jacques Lacan regarde le cinéma. Il cinema guarda Lacan » qui eut lieu à Venise les 2 et 3 février 2006 à l'initiative de Chiara Mangiarotti dans le cadre de la SLP, fut le fruit des désirs conjugués de nombreuses personnes. Antonio Di Ciaccia soutint sa réalisation et en publia les interventions dans La Psicoanalisi n° 43-44 sous la direction de Chiara Mangiarotti.
Ils surent rassembler autour d'eux des personnalités au premier rang desquelles Judith Miller et de passionnants auteurs, psychanalystes, chercheurs, réalisateurs, critiques de cinéma : Lucilla Albano, Andrea Bellavita, Alain Bergala, Francesca Biagi, Fabrice Bourlez, Roberto Cavasola, Martin Egge, Benoît Jacquot, Céline Menghi, Adriana Monselesan, Bruno Roberti et Rosamaria Salvatore.
Deux interviews auprès de l'acteur Colin Firth d'une part, et auprès de la réalisatrice Alina Marazzi d'autre part complètent les analyses filmiques. Quant à la table ronde avec Benoît Jacquot, Judith Miller et Antonio Di Ciaccia, elle nous dévoile avec jubilation les à-côtés du tournage de Télévision.
C'est pourquoi la publication, en français, de ces textes nous a semblé une formidable opportunité et nous remercions vivement l'École de la Cause freudienne pour son soutien à notre initiative, ainsi que Chiara Mangiarotti et Antonio Di Ciaccia pour leur fructueuse collaboration.
Last but not least, publié avec l'aimable autorisation de Jacques-Alain Miller, un texte de Jacques Lacan de 1976 fait l'éloge du film L'assassin musicien de Benoît Jacquot.
En France des membres de l'ECF, Gérard Wajcman, écrivain et psychanalyste, dont on sait l'intérêt porté à la question du regard, fait régulièrement l'analyse de films qui l'ont touché, et son regard nous enseigne ; François Regnault, dramaturge, analyse le rôle de l'acteur au théâtre mais aussi au cinéma ; Clotilde Leguil, philosophe et psychanalyste, questionne par le biais du cinéma le mystère de la féminité dans son essai intitulé Les amoureuses,... et bien d'autres encore que nous ne pouvons pas tous nommer ici, contribuent par le biais d'articles, à cette relève.
Et, depuis quelques années, dans les associations de la Cause freudienne ainsi qu'à l'École de la Cause freudienne, des psychanalystes proposent des rencontres cinéma-psychanalyse ouvertes à tout public dont l'impact et le succès d'audience ne doit pas faire oublier la « prise de risque » que cette démarche comporte : à savoir un mode de diffusion du discours psychanalytique qui ne nous exonère pas, bien au contraire, d'en transmettre le tranchant.
Jeanne Joucla.
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