"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Biram a 17 ans et il n'a encore rien vécu. Mais il a du temps et beaucoup d'imagination. Alors avec ses jumelles pointées sur la ligne d'horizon, il imagine ce que sera sa vie à des milliers de kilomètres du Sénégal et de Mbour : il dansera un funk sur une piste de danse, il portera une veste de cuir, il conduira une voiture allemande, des filles l'entoureront. Il oubliera ce village loin de tout, la maison de sa tante, la buvette où il travaille deux jours par semaine, ces pleureuses qu'il croise chaque jour sur la plage, là où elles ont vu leur fils partir faire l'aventure et ne jamais revenir. Il oubliera même Marème, cette petite crâneuse, une fille de Dakar, qui passe ces vacances au village et qui est son premier amour. Lorsque Biram se tient face à l'océan, c'est comme s'il possédait le monde. Il se fiche des discours de ceux qu'il appelle les " anciens combattants ", ceux qui sont partis en Europe, preuves vivantes que l'aventure se termine souvent au point de départ, sur un convertible épuisé à ressasser des souvenirs de voyages ratés. Biram, comme Marème, rêvent de quitter Mbour où le temps semble passer moins vite qu'ailleurs. Ils " feront l'aventure ".
Fabienne Kanor mélange adroitement les genres dans son roman : odyssée de ceux qui s'exilent pour trouver mieux ailleurs, roman initiatique du passage à l'âge adulte et roman d'un amour contrarié, mal engagé entre la jeune citadine bêcheuse et le jeune homme pas très sûr de lui. On commence avec ces deux jeunes gens à l'âge où l'on pense beaucoup à soi, où tout reste à faire pour se construire un avenir et une personnalité. Ils sont en devenir, des ados mal dans leurs peaux : "Oh, ce n'était pas la colère du jeune homme [Biram] qui l'alertait, mais plutôt ce truc visqueux et vénéneux qu'il sentait poindre derrière, et que les gens éduqués appellent mélancolie." (p.135) Puis ils feront leurs routes pas comme ils l'escomptaient, feront des rencontres qui leur permettront de vivre, survivre de toucher du doigt leur rêve. Biram sera "modou-modou", vendeur à la sauvette, d'abord à Tenerife, ce qui sera l'occasion pour Fabienne Kanor de nous décrire le touriste de base sarcastiquement, le passage est un peu long, et c'est fort dommage, car je vous l'aurais bien cité en entier, je me contenterai du début : "Occupée à beurrer des sandwiches à la mortadelle, la femme, une bagatelle d'un mètre soixante à peine, bêlait aux oreilles de son mari. Elle rouspétait, pour commencer, contre cette chambre d'hôtel qu'ils occupaient depuis une semaine avec vue sur la moitié d'un parking et où l'on entendait les cris des voisins. [...] Il n'y avait pas plus plouc que les clients de l'Agua Mar. Plage, bar-tabac et supermarché, c'est tout ce qu'ils connaissaient, en dehors de leur chambre." (p.142/143)
En quatre parties, F. Kanor fait grandir ses personnages pour les emmener vers un âge adulte, vers des désillusions et des déceptions, mais aussi vers des espérances. Son roman est mélancolique, pas déprimant, parce que malgré tout, reste un ou des espoirs, ne serait-ce que celui de la vie qui continue et qui peut apporter son lot de belles surprises : il reste que lorsqu'on passe une partie de sa vie en tant qu'exilé sans papier, on ne peut pas dire que la bonne humeur, l'allégresse règnent en maîtresses. Biram et Marème sont des personnages auxquels j'ai eu un peu de mal à m'attacher ; malgré toute mon attention, je n'ai pas toujours ressenti pour eux toute l'empathie (et non pas de la pitié) que j'aurais voulu, sans doute parce qu'ils ne sont pas éminemment sympathiques, plus occupés à s'en sortir qu'à essayer de s'attirer les bonnes grâces ou des amis. Malgré cela et malgré des longueurs dans ce roman, je le conseillerais très volontiers, d'abord parce que je crois que les personnages, les situations évolueront dans chaque lecteur quelques temps après l'avoir fini et ensuite parce que l'écriture de Fabienne Kanor est vraiment très plaisante : des néologismes, des "africanismes" (ça se dit ça ?), des belles phrases propres à faire naître des images nettes, un langage simple et direct qui épouse parfaitement les caractères de Biram et Marème. Une écriture comme je les aime, inventive, originale et pleine de trouvailles.
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