"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Il est des expressions qui sont des euphémismes insupportables. Les dictatures sont friandes de ces manipulations du langage.
C’est ainsi que les dictatures utilisent le mot de « disparition » pour qualifier le destin des opposants victimes des répressions. Un euphémisme pour désigner la torture et la mort.
Mais surtout une façon de faire souffrir les familles indéfiniment. Ignorer le sort d’un enfant, d’un conjoint, d’un parent. Se douter de sa mort mais ne pas savoir si celle-ci fut rapide ou non, si l’être aimé a souffert, où son corps a été dissimulé.
La dictature argentine a causé, selon un chiffre estimé, 30 000 disparitions.
Et puis il y a les enfants, ceux des femmes enceintes au moment de leurs arrestations, ou qui l’ont été à cause des viols répétés.
Ces enfants ont été volés et donnés aux bourreaux ou à d’autres familles en mal de progéniture.
Et le sort de la plupart d’entre-eux restent encore méconnus. Ils sont recherchés inlassablement, encore maintenant, par leurs proches survivants et notamment leurs grands-mères.
Voilà le cœur de ce nouveau livre d’Emilienne Malfatto. Un récit en vers libre, entrecoupé de photographies qui accompagnent le texte, transmettant une émotion supplémentaire à ce livre qui prend aux tripes.
Ce texte est comme une litanie qui hante, qui montre bien que les victimes ne sont pas que quelques chiffres, que ce sont des gens, des histoires et des traumatismes qui se perpétuent.
L’autrice insiste aussi sur le fait que le passé peut être effacé, réécrit et qu’il faut continuer à lutter pour qu’ici et ailleurs, les bourreaux ne soient pas réhabilités mais jugés. Que les victimes, même des années après les crimes, méritent la justice.
Un livre indispensable.
« C’est une ville étrange où il faut savoir où on va.
J’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29 ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait en technique. »
« C’est un pays qui ment qui ne veut pas se souvenir
Une ville de mensonges
Buenos Aires aux longues avenues aux relents
humides…
C’est un pays étrange où il manque des gens
c’est comme ça
comment le dire autrement
il en manque quelques milliers
on les a emmenés et ils ne sont jamais revenus
Et quelque part
une femme teint ses cheveux de noir
pour garder le même visage
pour que le frère disparu puisse la reconnaître
dans la foule
si un jour il revient. »
Un livre beau et terrible ; Emilienne Malfatto revient sur les années où Videla, le dictateur, règne sur l’Argentine.
Ce geste de teindre ses cheveux est à la fois un signe d’espoir et de désespoir, pourvu qu’il me reconnaisse lorsqu’il reviendra, Mais...
Tous ces gens qui ne veulent pas se souvenir, je ne dis pas qu’ils ont oublié, non, mais ils ne veulent pas se souvenir « Monsieur que faisiez-vous en 76 le 24 mars ». Tous ces gens qui vivaient en face ou à côté des lieux de torture, n’entendaient-ils rien ? Comment oublier, comment de ne pas parler ?
Les femmes enceintes gauchistes ou supposées étaient enfermées jusqu’à l’accouchement et le nouveau-né donné à des familles n’ayant pas le « gène rouge », leur propre famille ou des éléments « purs ». Les enfants de cette tragique période se posent-ils la question de savoir si ils vivent avec leurs parents biologiques ou pas ? Ils sont environ 500 enlevés à l’amour de leurs parents « Après il fallait laver le sol, peut-être leur laissait-on leur nourrisson quelques heures, quelques jours, et puis pour elles rapidement le transfert, les jeunes mères aux chairs déchirées lancées dans le ciel, le grand saut comme les autres, faites-moi disparaître tout ça, les mères au fond du fleuve, comme des Moïse à l'envers, et les enfants sauvés des eaux du péril rouge, et les bourreaux contents. Et pour l'enfant, une nouvelle vie, vie de mensonge et d'éducation comme il faut, loin de la subversion ».Les mères et grand mères qu’ils appellent les folles de la place de Mai tournent pour que l’on n’oublie pas leurs disparus, certaines disparaîtront à leur
N’importe qui pouvait disparaître du jour au lendemain, à tout jamais, peut-être balancés d’un avion dans les profondeurs de l’Océan « Los desaparecian »
En 1983, le retour de la démocratie, les procès retentissants n’y font rien. Tant d’années de dictature a mouillé politiques, armée, police et autres. Alors, oui, ils ne veulent pas se souvenir, se veulent blanchis par l’oubli et le non-dévoilé, comme souvent après des exactions commises et ceci est valable pour tous les pays.
« Que faisait-il celui-là pendant la dictatures
De quel côté était-il. Sait-il quelque chose
A-t-il vu quelque chose. »
Emilienne Malfatto alterne poésie en vers libres et prose. Son écriture poétique rend plus horrible les sévices, morts, tortures commises du temps de la dictature. Les photos de Rafael Roa ; sépia foncé, floues, quelques fois très contrastées ajoutent à l’horreur.
Un livre que j’ai été obligée de lâcher quelques fois. Pourtant un coup de cœur, un coup de poing au cœur. Un livre à mettre dans les mains de certain(e)s.
Merci à mes libraires préférées pour cette proposition superbement déchirante.
Emilienne Malfatto m’a déjà conquise avec le terrible Que sur toi se lamente le tigre
"...disparaître encore, toujours ce verbe comme un grand
cercle de silence
un grand couvercle de l'oubli
le silence comme
un poison lent
dans la société Argentine
un pays malade de ses disparus " (p.45)
Emilienne Malfatto donne une voix au silence, aux silencieux, aux absents, aux disparus de la dictature Argentine de Videla fin des années 70.
Il y aurait tant à dire sur ce livre qui porte sur le silence et l'absence.
Que tous vos sens sont aux aguets: les bruits, les odeurs, les couleurs, le toucher. Ça pue, ça hurle, ça crie dans tous les pores du récit. Dans les mots, dans sa construction, dans l'alternance de typologie.
Tout concourt à ce que vous ressentiez les tortures, les humiliations, la peur, la séparation, la mort mais pas l'oubli.
" ça sonne mieux en espagnol
dictadura
tu entends mieux le bruit des bottes"
Témoigner, chercher, bousculer, tout sauf oublier!
De l'émotion à forte dose dans un écrin parfois poétique qui est la "marque de fabrique " de l'écrivaine et que j'aime tant.
Mention spéciale pour les photos de Rafael Roa qui apportent des visages et un peu de douceur à ce livre hors-norme.
Un livre que je verrai bien adapté au théâtre !
Après avoir reçu le Goncourt du premier roman en 2021 avec « Que sur toi se lamente le Tigre », le récit de la dernière journée d’une jeune Irakienne avant son exécution par son frère, Emilienne Malfatto poursuit sa lancée avec « Le colonel ne dort pas », un roman glaçant sur le quotidien dans un pays en guerre d’un “spécialiste de l’interrogatoire”.
Dans un pays en guerre – il n’est jamais nommé- un colonel effectue méthodiquement sa tâche dans le cercle de lumière d’une pièce en sous-sol : torturer des hommes pour les faire avouer. Le colonel est un “spécialiste”, le meilleur dans son domaine. Mais la nuit, le colonel ne dort pas. Il est hanté par ceux qu’il appelle ses “Hommes-poissons”, tous ceux qu’il a tués.
Un jeune ordonnance assiste tous les jours, dans l’ombre, aux séances de torture. Il sent au moindre geste, au moindre signe, l’humeur du colonel. Pendant que le tortionnaire s’affaire aux pires horreurs (qu’on devine seulement), le jeune homme pense aux filles du village, ou encore se récite intérieurement les lettres de sa mère qu’il a reçues depuis son arrivée… Le contraste est saisissant !
Et puis le temps passant, “il y a de moins en moins d’hommes à transformer en choses”. Les nouvelles de l’extérieur se raréfient. Personne ne sait plus très bien où en est la “Reconquête”, le Palais, déserté, prend l’eau et le général, obnubilé par les fuites dans le plafond, a perdu la raison…
En ne nommant ni les personnages, ni les lieux, ni le temps, ni l’ennemi, Emilienne Malfatto entend faire une peinture universelle de la guerre. Comme dans un décor de théâtre esquissé par petites touches, un huis-clos coupé de la réalité où se déchaîne le pire des hommes, la romancière met en évidence l’absurdité de la guerre, qui au-delà de ses buts, ouvre des brèches dans la folie des hommes. Ainsi même si la “Reconquête” ressemble à un concept vidé de sens, le colonel continue à accomplir sa macabre mission, avec “professionnalisme”, avec zèle, jusqu’à l’épuisement…
La narration est originale en ce qu’elle alterne les chapitres en vers libres dans la tête du colonel insomniaque, avec les chapitres où Emilienne Malfatto prend elle-même la prose pour raconter son histoire. Il est vrai que les vers libres apportent un véritable plus, comme un long chant déployé en italique avec des retours à la ligne. Ce monologue intérieur raconte les nuits sans sommeil, et la lutte contre l'assaut des "Hommes-poissons", ses anciennes victimes qui viennent hanter le colonel.
On effleure dans ce texte quelques sujets qu'il aurait toutefois été intéressant de creuser, comme la culpabilité ou pas de tuer en temps de guerre, l'interchangeabilité des méthodes et des êtres entre démocratie et dictature, ce que ressentent profondément les différents acteurs du drame etc… On espère que le personnage sur lequel le projecteur est braqué pourra donner corps à ces réflexions, les nourrir, et non simplement les nommer… Hélas, le format resserré du livre (120 pages) ne le permet pas.
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