"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En 1922, Hugo Bettauer, journaliste, romancier, grand provocateur, imagine une étonnante satire politique. Alors que Vienne traverse une grave crise économique et sociale, les autorités arrivent à une conclusion imparable : pour sortir du marasme, il suffit de faire partir tous les habitants juifs.
À Vienne, en 1922, les Juifs autrichiens occupent les postes-clés de la ville. Certes, les viennois apprécient hautement leurs qualités, mais les estimant trop écrasantes pour que la majorité aryenne puisse elle aussi prendre son essor, obtiennent du Parlement l'expulsion de tous les Juifs d'Autriche. Expulsion douloureuse mais non physiquement brutale, chaque individu recevant une indemnité proportionnelle à ses précédentes déclarations fiscales, ce qui ne manque pas de faire naître, chez certains, quelques regrets tardifs.
Après le départ du dernier Juif, fêté dans l'allégresse, l'euphorie retombe très vite. Des secteurs entiers de l'économie périclitent. Les Juifs savaient certes gagner de l'argent, mais avaient aussi l'art d'en dépenser. Le cours de la couronne s'effondre, le chômage et l'inflation galopent alors que, de son côté, la vie intellectuelle et culturelle tombe au plus bas. Vienne perd son prestige de capitale et prend des allures de ville de province.
On en vient bientôt à souhaiter secrètement le retour des Juifs...
EXTRAITS De l'université à la rue Bellaria, une véritable muraille humaine cernait le splendide et serein bâtiment où siégeait le Parlement. En cette matinée de juin, tout Vienne semblait s'être donné rendez-vous, à dix heures, là où allait se jouer un événement historique d'une portée imprévisible. Bourgeois et ouvriers, dames et femmes du peuples, adolescents et vieillards, jeunes filles, petits enfants, malades dans leurs fauteuils roulants, surgissaient pêle-mêle, criaient et discutaillaient politique et suaient abondamment. À tout moment, un nouvel exalté se mettait à haranguer la foule et sans cesse on entendait retentir le même slogan :
?Dehors les Juifs !' Mesdames et messieurs ! J'ai dit que je tenais le Juif, considéré en soi et objectivement, pour un individu estimable, et je le maintiens. Mais le hanneton doré, avec ses ailes étincelantes, n'est-il pas lui aussi une créature belle et estimable, et n'est-il pas malgré tout exterminé par le jardinier consciencieux, parce que la rose lui est plus chère que le hanneton ? Le tigre n'est-il pas un animal magnifique, plein de force, de courage et d'intelligence ? Et n'est-il pas cependant chassé et traqué parce que la lutte pour la vie l'exige ? C'est de ce point de vue et de lui seul que nous devons considérer la question juive. C'est nous ou bien les Juifs !
Lien : http://www.livresselitteraire.com/2018/08/la-ville-sans-juifs-hugo-bettauer.html
Nous sommes dans l’après-guerre de 14-18. Bien loin encore donc de 1939 et pourtant… Hugo Battauer avait vu juste, sans le vouloir. Il a écrit ce qui se produirait quelques dizaines d'années plus tard à une différence près (qui a son importance) : lui aura été plus optimiste, aura eu davantage foi en l'humanité dans cette histoire.
Il n'aura pas été témoin de la seconde guerre. Il est assassiné en 1925 – cet écrivain, journaliste osant dénoncer les travers de la société autrichienne, surnommé le « cochon de juif » – abattu de plusieurs balles par un jeune nazi.
Ce livre présenté comme une farce politique à l'époque se sera révélé prémonitoire. Dans ce récit, nous sommes en Autriche, à Vienne plus précisément où une loi vient d'être promulguée afin d'obliger tous les juifs ou personnes de souches juives, ou personnes ayant épousées un/e juif/ve ainsi que les enfants, à quitter le pays. Les partis politiques, les états religieux (comprenez par là les chrétiens) sont enfin d'accord sur un point : le déclin économique du pays est dû aux juifs. Ils détiennent trop de pouvoir, tout pour eux, rien pour les Autrichiens (pur souche dans leur esprit). Seule la race aryenne, le sang pur, a vocation à rester, en toute quiétude. Effusion de joie dans les rues – à vomir – le peuple est heureux. Et ceux-là même qui étaient encore hier collègues ou même amis avec les désormais exclus scandent « Dehors les juifs », en bons moutons qu'ils sont.
Ainsi nous suivons durant la lecture le chancelier à l'origine de cette loi, des dames de compagnie entretenues par la richesse juive, des intellectuels (écrivains, musiciens...), des politiques, des gens de bonnes familles dont Lotte inconsolable d'avoir vu partir son homme, des commerçants mais aussi des hommes et des femmes qui discutent au café de quartier... Tout un monde qui apprend la nouvelle, panique, fuit ou se réjouit. Et si certains osent compatir, une mesure plus radicale est prise : les trains ne partiront plus des gares principales mais des gares périphériques et en pleine nuit pour éviter que la "populace" n'ait pitié de ceux qui sont responsables du désordre économique. Alors la fête prend le relais, on célèbre le pays nettoyé. « Vous voyez, le naturel radieux des Viennois, que tous ces étrangers ont si longtemps occulté, apparaît à nouveau au grand jour. » voilà qui glace le sang, qui forcément rappelle ce qui se passe actuellement chez nous et dans les pays voisins. Ces migrants que l'on refuse d'aider. Forcément on y pense... Mais idiots sont ces têtes bien pensantes et antisémites qui pensent que le pays se redressera... Si la situation s'améliore un temps, elle se détériore de plus en plus. La couronne s’effondre et peu à peu le peuple commence à se dire que finalement les juifs n'étaient pas si problématiques que cela.
Désormais installés dans d'autres pays, c'est l'Autriche qui est exclue des échanges avec les autres pays. Puisque la loi le stipule, l'Autriche ne doit pas traiter avec des juifs, et aucun juif ne peut mettre un pied dans le pays sous peine d'être condamné à mort. Or ils sont à la tête des banques, dans le domaine du luxe, du textile etc. La colère gronde au sein des familles, des commerces. Et le cher chancelier et ses sbires ne sont plus en odeur de sainteté. Ressemblance frappante encore aujourd'hui avec nos voix politiques. Nous voyons, élisons ceux que nous pensons œuvrer pour le pays, avec conviction nous soutenons et puis nous déchantons, contestons, nous soulevons contre nos propres choix.
Mais dans cette ville sans juifs désormais un homme agit dans l'ombre, français sur le papier. Il placarde des affiches, des phrases virulentes pour que la population se soulève. La résistance. Cet homme, nous l'aurons déjà rencontré au cours de ces pages. Sous un autre nom. Il sera celui qui ose malgré le danger. Il sera le courage pour un peuple qui n’en a pas ou peu.
La ville sans Juifs n’est évidemment pas un récit que l’on lit pour son style ou pour sa fouille des personnages mais pour sa vision globale d'une nation, d'un peuple et de la montée des extrêmes. Tout au long de ma lecture je me suis dit quel incroyable roman de demain pour l’époque et d’hier pour aujourd’hui. Glaçant. Sa force, si j’ose dire, c’est cette prophétie.
Et il ne sera pas si difficile d’y voir des parallèles avec notre monde actuel : la politique, les migrants, la religion. Autant de sujets qui créent aujourd’hui encore la discorde et la haine.
Si La ville sans juifs a été un best-seller comme la plupart des livres de Bettauer, il n'aura malheureusement pas empêché la haine, l'inhumanité, l'antisémitisme de triompher. Et assurément, si Bettauer avait vécu jusqu'à voir la haine envahir l'Europe, il se serait battu contre l'oppression, il aurait dénoncé sans relâche. Il aurait résisté. Au nom de l'Homme. Et de la liberté. J'en suis convaincue.
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