"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Icebergs est une série de promenades dans les allées d'une pensée qui tourne et vire, une pensée à vrai dire obsédée par les formes qu'elle peut prendre. Cette nature inquiète qui l'abrite se demande surtout comment les autres, tous les autres, ont fait avant elle. Alors elle enquête, elle arpente les rayons des bibliothèques, elle se promène sur internet, elle se renseigne sur la vie des écrivains, elle s'assied sur un banc - autant de manières pour elle de résoudre l'énigme de son expression rêvée, ici présentée en courts essais « arctiques », parties visibles et flottantes de la pensée.
C’est un essai brillant, subtil. Jouisif pour le lecteur attiré par les livres et l’écrit. Mais pas que ; c’est un texte à dimension philosophique sur le rapport à la vie, et à la création (particulièrement littéraire) et que tout individu qui écrit ou voudrait écrire devrait lire (mais les autres aussi !).
C’est un livre dans lequel on s’immerge avec une proximité rare dans différents registres ; que ce soit le rapport au livre, à l’écriture et la citation (comme point d’entrée à l’écriture), les abysses et Paul Valéry (logiquement présent lorsqu’il est question de la pensée et de l’esprit ; mais aussi de l’écriture) ; la « psychostatique » (cette façon de revenir constamment avec des boucles réflexives .. cf. les cahiers de Valéry notamment) ; l’importance de la nonchalance en matière d’écriture, l’attirance des bibliothèques, l’ordonnancement d’une vie comme celle du facteur cheval, sa rencontre avec Virginia Woolf, et puis Montaigne, et puis de nombreux autres qui nous ont (ou pas pour certains) accompagnés. … Une ballade amicale, oxygénant son esprit et ses pensées.
Sur les quatre pages de citations (sic) de ma fiche personnelle je retiendrais pour cette chronique celle sur la nonchalance qui est aussi importante pour un philosophe comme Jankélévitch … :
« En matière d’écriture, je crois volontiers que la nonchalance est reine, en ceci qu’elle serait proche d’une certaine forme d’abandon – mais une certaine forme seulement, un abandon presque feint, une ruse tout intérieure qui soudain s’autoriserait d’un discret « après tout... », comme si écrire consistait d’abord à jeter une éponge par-dessus son épaule et dire « après tout... ». Comme si Montaigne s’était un jour dit « après tout, je pourrais bien écrire des essais ». p 102
S’éloignant de son œuvre romanesque, Tanguy Viel, de façon généreuse, érudite, intelligente et bienveillante, explore l’univers littéraire.
Grand lecteur, il nous livre une plongée dans l’intimité de l’écriture.
Il nous transporte talentueusement dans une rêverie mélancolique de la pensée parmi des feus écrivains classiques solitaires illustrés de pans biographiques, anecdotes et accompagnés de nombreuses citations sur leur rapport à l’écriture, la lecture et la pensée.
Ces écrivains morts depuis longtemps continuent à transmettre sans discontinuer, à travers les années, un héritage fabuleux en ayant laissé à la postérité, un terreau toujours aussi riche et fertile à la créativité.
Hermann Hesse, dans ‘Une bibliothèque idéale’, a écrit sur la culture : « c’est un objectif qu’il ne faut jamais perdre de vue, un parcours dans l’infini, une résonance dans l’univers, une coexistence dans l’intemporel. »
Les livres ont quelque chose de marin. On n’en voit que la surface à la lumière et un peu sous l’eau encore transparente mais, comme les icebergs, ils ont ces racines et fêlures invisibles dans l’abysse de l’intimité profonde de celui ou celle qui écrit.
Gertrude Kolmar écrivait : « Toi qui lis ceci, prends garde ; car, vois-tu, c’est un être humain que tu feuillettes.»
Au paragraphe concernant les citations, Tanguy Viel écrit : « Il y a entre le livre de citations et le journal intime, une fraternité cachée. »
L’auteur ne sait pas avoir la discipline de tenir un journal (comme le fit Robert Shields habité par une sorte d’obsession) mais il s’est plu à recopier et compiler de nombreuses phrases d’auteurs qui, pour certaines, lui ont presque donné le tournis, ainsi celle de Charles Du Bos : « Si l’homme n’était soutenu dans l’effort d’écrire par le voile d’illusions que tisse autour de sa pensée le travail même qu’il déploie pour l’exprimer, il verrait sa pensée nue et grelottante et il ne pourrait en supporter le vide et la vanité. »
Nue et grelottante ! Et T. Viel dit : « (…) empêcher que la pensée se retrouve nue et grelottante, lui inventer mille reflets et masques divers qui finiront par être, au fond, la substance d’elle, sa mémoire et son épaisseur. »
« Il faut déchirer la surface de la pensée pour que coule sur la page l’encre nécessaire à son inscription. »
A propos de son ‘Journal’, Anaïs Nin a déclaré : « Si j’étais un véritable auteur de journal comme Peppys ou Amiel, je me contenterais de consigner, mais ce n’est pas le cas, je veux remplir les intervalles, transformer, étendre, approfondir, je veux cette floraison ultime qui vient de la création. »
« Un beau vers, une phrase bien venue, c’est comme un objet d’art ou un tableau que j’aurais acheté ; un sentiment, où entrent à la fois la vanité du propriétaire, l’amour-propre du connaisseur et le désir de faire partager mon admiration. » Paul Valéry.
Paul Valéry est né sur le port de Sète. Tanguy Viel y est allé mais plus rien de l’époque du défunt auteur n’est resté sinon la façade de l’immeuble reconstruit sans même les fenêtres par lesquelles P. Valéry enfant regardait l’activité portuaire qu’il a décrite dans son livre ‘Variétés’.
Tanguy Viel aime les maisons d’écrivains. Dans le long paragraphe remarquable qu’il consacre à Montaigne, il décrit sa visite touristique à la tour de Montaigne, un lieu vidé et résonnant. « Il faut dire, quand on va visiter une maison d’écrivain, il est rare de ne pas amener avec soi l’ombre portée de l’homme dont on a construit l’image le long des heures passées à le lire (…) »
A propos des titres, combien de fois, achetons-nous un livre à cause d’un titre qui rencontre quelque chose qui nous concerne.
T. Viel voit dans une vitrine, un livre intitulé ‘Sur la fuite des idées’. « Dans cette librairie de la rue des Écoles, j’ai fini par acheter le livre en question, d’un certain Ludwig Binswanger. Je me souviens que, pour n’être pas déçu trop vite, comme un billet de loterie qui m’aurait accompagné quelques heures d’espoir avant le tirage, je n’ai pas ouvert le livre tout de suite, échaudé par d’autres titres aux promesses non tenues (…) »
Finalement il a tiré un bon numéro et il nous fait découvrir Binswanger qui fut psychiatre dans une clinique de Kreuzlingen limitrophe à Constance et qui a eu comme patient le célèbre Aby Warburg dont le génie était lié à l’agencement de sa folle bibliothèque dont les 600.000 volumes était classés par affinité entre auteurs, comme des chuchotements de l’un à l’autre, créant ainsi le reflet d’une âme humaine.
Aby avait proposé à son frère Max de prendre sa place à la direction de la banque en échange de quoi, Max lui achèterait tous les livres qu’il désirait. Max, alors, ne pensait pas avoir signé un si gros chèque en blanc…
A l’avènement de Goebbels au Ministère de la Culture allemand, les livres classés selon la règle de ‘bon voisinage’ fixée par Aby, ce qui fut une œuvre colossale faite de l’encre des autres, partirent à Londres répartis dans 600 caisses en bois.
La bibliothèque reconstituée à l’identique est toujours sur le sol anglais.
Aby Warburg deviendra fou mais aura fait vivre l’histoire de l’art parce qu’il aura suivi les méandres de sa pensée, ce tout autant que le Facteur Cheval.
Tout comme une écriture peut être compulsive, voire sans œuvre, mais restera un geste qui pourra être transmuté par la littérature ainsi furent les textes de Proust ou Montaigne.
Icebergs explore cet espace sillonnant entre l’écriture et l’accueil de la littérature ouvrant sur la réussite d’une lecture possible.
« Car chacun sait qu’au royaume de l’écriture, suivre sa pensée ne signifie pas s’en tenir au flux de chaque instant mais plutôt à son chenal d’étiage, là où se découvre encore un gué que le lecteur pourra emprunter.»
Sans certitudes et encore moins de leçons, c’est avec grande humilité et réserve et aussi beaucoup de délicatesse et d’élégance que Tanguy Viel mène une enquête : Pourquoi écrit-on ? A quoi ça sert ? Qu’est-ce que l’écriture ?
« (…) il y a une grande différence entre s’expliquer à soi-même certaines choses et les exposer aux autres.»
Les bibliothèques nous font souvent penser à quelque chose de végétal, forestier, qui n’a de cesse de pousser, germer, renaitre, grandir, forcir… comme si les piles de livres, comme des troncs d’arbres, avaient des racines vivantes dans le plancher…
T. Viel n’échappe pas à cela, comparant l’envahissement des livres à du lierre… La pensée, toujours elle, qui s’agrippe…
La pensée est le fil conducteur d’Icebergs. Elle se promène parmi les auteurs, les livres, les écrits… Un lien se tisse.
« Un monde inépuisable de pensées était là, dont je savais très bien avoir au fond la clé, — mais qui ne se décidaient jamais à me la tendre, parce qu’aucune de ces pensées n’étaient moi, bien qu’elles fussent tout ce qu’en fait je pensais. » Antonin Artaud.
« Nul plaisir n’a saveur pour moi sans communication : il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l’âme, qu’il ne me fâche de l’avoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir. » Montaigne
Écrire ou lire, c’est faire croiser les cœurs…
A propos des Essais de Montaigne, Emerson a écrit : « Les Essais sont un plaisant soliloque au hasard des sujets qui lui traversent l’esprit (…), il n’est jamais ennuyeux, toujours sincère et il a le génie d’intéresser le lecteur à ce qui l’intéresse. »
On va rencontrer Virginia Woolf. Dans le ‘Commun des lecteurs’, elle écrit : « Le spectre traverse l’esprit pour sortir par la fenêtre avant que nous ayons pu lui jeter du sel sur la queue. »
Elle évitera Freud (qu’elle édite !) mais finira par le rencontrer, à ne plus quitter ses œuvres et dire « J’ai tenté de retrouver mon centre en lisant Freud. »
Cela n’a pas évité le drame fatal et final qu’elle avait planifié et décidé pour elle-même…
Tanguy Viel, dans ce livre, nous fait partager quelques-unes de ses lectures signées :
Cicéron; Freud ; Julien Gracq ; Robert Burton ; Christine de Pisan ; Hermann Hesse ; Montaigne ; Goethe ; Dante ; Thomas Bernhard ; Michaux ; Michel Foucault ; Paul Valéry ; V. Woolf ; Proust ; Borges ; Maurice de Guérin ; Rilke ; Pasternak ; Charles Du Bos ; Nietzsche ; Gertrud Kolmar ; Roland Barthes ; Aristote ; Antonin Artaud ; Descartes ; Anaïs Nin ; Sénèque ; Bergson ; Mallarmé ; Balzac ; Italo Calvino ; Malcolm de Chazal ; et Maurice Blanchot, celui « qui ouvrit l’espace de l’écriture à cette fragilité inquiète qu’il me semblait partager avec lui. Peut-être cette fragilité, ainsi projetée sur les livres, n’était-elle qu’un miroir tendu à ma propre adolescence (…) »
Ce court essai très concentré en 120 pages est une bouffée d'air et d’érudition qui se lit « à sauts et à gambades».
Merci à Tanguy Viel pour ce moment d’une « grande fraternité du chuchotement, où ne nous console au fond que de croiser d’autres errances. »
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