"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Un très beau livre pour laisser les yeux se poser sur ces montagnes qui ont été crée de toutes pièces par l’homme. Les terrils représentent le côté industriel du paysage personnellement ils me rappellent le nord de la France du début du siècle et pourtant grâce à l’œil du photographe, on découvre ce qu’il en reste aujourd’hui. Cette trace, ce témoignage est pourtant essentiel pour ne pas oublier et se souvenir encore après des années de ce qui a été un grand challenge économique pour de nombreux ouvriers. Aujourd’hui cela semble mort et pourrait paraître triste mais c’est sans compter sur la poésie qui se dégage de ces photographies. Un très beau travail sous forme d’hommage rendu qu’il est difficile de chroniquer car il est essentiellement visuel. J'ai beaucoup aimé les dernières pages où toutes les photos sont reprises en miniatures avec le lieux où elles ont été prise.
Citation:
"Tu arrives 30 ans trop tard." C'est ce que me dit un ami d'origine polonaise. Il a peut-être raison. Sur ces immenses terrains, maintenant désertés, que l'on voit ici et là dans la région, il y a 30 ans, se dressaient encore de nombreuses installations minières. Il y a 30 ans, l'air avait encore l'odeur du charbon, et on entendait encore le fracas des machines auquel se mêlaient parfois les conversations ou les chansons des ouvriers et de leurs familles. "Maintenant que tout cela a disparu, que viens-tu donc photographier ?"
Ensemble, nous regardons le paysage un peu vide qui s'étend derrière la fenêtre. A mes yeux, ce vide n'est qu'un simple vide, je ne peux pas vraiment saisir ce qui fut là et a maintenant disparu. Pour lui, c'est différent. Le passé de ce lieu est gravé en lui. Ses yeux peuvent voir ce qui autrefois emplissait ce vide.
Par la fenêtre, au-delà de ces larges étendues, on aperçoit à l'horizon des monticules triangulaires. Dans la région on appelle "terrils" ces montagnes artificielles constituées par les déchets de l'exploitation minière. Pour moi, ce sont d'immenses monuments commémoratifs remplis d'histoire mais mon compagnon ajoute : "Un bon nombre a été rasé et on n'en voit plus rien."
Un terril ressemble à un tas de sable. Sa forme est celle qu'on obtient quand, sur la plage, on saisit une pleine poignée de sable qu'on laisse ensuite doucement retomber. C'est la pesanteur qui détermine cette même forme conique. Les montagnes à travers le monde ont surgi généralement à la surface du globe sous une poussée venant de l'intérieur de la terre. Ce n'est pas le cas des terrils. Eux, ce sont des montagnes tombées du ciel.
Pour monter sur le plus haut terril d'Europe, à 188 mètres, il faut quelques dizaines de minutes. Pourtant, 188 mètres, ce n'est pas plus que la longueur d'un quai de gare. En comparaison avec un déplacement horizontal, le déplacement vertical est semble-t-il toujours une expérience particulièrement intense. C'est sans doute parce que généralement nous vivons au sol que notre sensibilité y est ainsi reliée. Le mouvement vertical demande donc un effort pour se libérer de cette "attache". A chaque pas fait sur un terril, le paysage environnant se transforme. Et à chaque pas, nos sensations se libèrent.
Était-il nécessaire que je vienne 30 ans plus tôt ? De toute façon, c'est impossible. Je réponds à mon compagnon : "Plutôt que 30 ans trop tard, est-ce qu'on ne peut pas dire que je viens 30 ans plus tard, dans ce qui est le futur de l'époque dont tu parles ?"
Le terme français "histoire" contient les deux notions d"'Histoire" et de "récit" qui, en japonais, ne peuvent pas se dire en un seul mot. Ce terme est donc éclairant : il indique que l'Histoire n'est pas une énumération de faits, mais un récit humain que tissent le temps et la mémoire. Ainsi, sur l'étoffe faite de l'entrecroisement du temps qui passe et de la mémoire des événements, l'Histoire apparaît comme un motif que chaque individu saisit en un récit.
Si le fil de chaîne qui croise la trame se rompt, il n'est plus possible de tisser. De même, si la mémoire d'un fait est rompue, seul le temps continue à passer et le récit s'interrompt. Pour qu'il ne disparaisse pas, il est nécessaire que la mémoire d'un homme se transmette à un autre qui l'intégrera à son imagination et la croisera avec son propre temps pour poursuivre le tissage d'une nouvelle étoffe.
A partir d'infimes éléments restés dans ce futur, 30 ans plus tard, de choses sur le point d'être oubliées, de toutes les photos que l'on peut rassembler et puis de mots, on doit imaginer et prolonger ainsi la mémoire des autres. Si on ne le fait pas, une histoire se perd rapidement et disparaît. C'est un travail difficile. Et c'est à cause de cette difficulté que d'innombrables histoires ont disparu sans doute. Pourtant, nous tentons toujours de poursuivre ce tissage du temps et de la mémoire.
Pourquoi donc tant d'effort ? Parce que nous le savons tous : une vie détachée de ces motifs de l'histoire serait privée de saveur, une vie qui ne vaudrait pas d'être vécue.
Les terrils sont des montagnes tombées du ciel. Or, seuls les dieux seraient susceptibles de faire tomber des montagnes du ciel. C'est peut-être pourquoi, lorsqu'on se tient au sommet d'un terril, l'histoire nous semble être un mythe.
Un peu essoufflé, si on regarde au loin, ici et là, on aperçoit d'autres terrils qui ont la même forme que celui sur lequel on se trouve. On peut alors imaginer d'autres humains, comme soi-même, debout eux aussi sur chacun de ces sommets lointains. Les terrils semblent se dresser pour faire l'éloge de tout ce qui a été extrait de la terre, a été brûlé, s'est dispersé dans l'atmosphère. Sur ces hauteurs, des hommes se tiennent debout. Tout petits, ils sont au sommet de cette grande histoire. N'est-ce pas là justement une scène mythique ?
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