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Interview-feuilleton : Guillaume Sire pour "Avant la longue flamme rouge" 5/5

Episode 5 : Donner une part de soi

Interview-feuilleton : Guillaume Sire pour "Avant la longue flamme rouge" 5/5

Avant la longue flamme rouge (Calmann-Lévy), de Guillaume Sire, est sans doute l’un des grands romans du moment. Non qu’il traite de confinement, mais plus précisément parce qu’il réussit à lier l’Histoire sans la morale, la fiction sans le fantasme, la construction sans l’échafaudage, l’émotion sans le pathos, et la singularité et l’universel dans un seul poing.

Avant la longue flamme rouge s’empare du moment où les Khmers rouges vont conquérir le Cambodge, à travers l’histoire d’un petit garçon, Saravouth, qui slalome au milieu des balles dans un monde en ruines, pour retrouver ses parents. Le texte est puissant, somptueux, riches de références littéraires et culturelles, sans affectation. Nous avons voulu profiter du confinement pour donner rendez-vous à Guillaume Sire au cours de cinq moments sur le site.

 

Episode 5 : donner une part de soi

- Pour survivre, Saravouth plonge dans le déni, refusant d’envisager la mort des siens. Est-ce une façon de dire que la fiction, qu’on lit ou qu’on se raconte, peut sauver psychiquement les êtres ?

Cette question rejoint celle que vous m’avez posée sur le Royaume intérieur et l’Empire extérieur. En fait, je ne crois pas au salut psychique. Le salut est total, ou bien il n’est pas. Soit le corps est sauvé soit il n’y a pas de salut. J’aimerais donc retourner votre question en disant que ce que vous appelez le déni, que j’appellerais, moi, l’espérance (c’est-à-dire une forme surnaturelle d’espoir), est une façon de croire que la psyché, en s’incarnant dans le langage, dans la voix humaine donc, dans les sons,  dans les vibrations du corps, peut sauver physiquement les êtres.

Ça a sans doute l’air bizarre dit comme ça, mais je ne sais pas le dire autrement. Les mots existent dans la voix humaine. Ils ne sont pas spirituels, en tout cas pas en premier lieu, mais physiques, d’abord physiques.

Un mot, quand on y pense bien, sert à indiquer comment l’air doit vibrer. Il renvoie à l’oralité, au chant. Lorsque j’écris « amour » je ne sais pas si cela signifie la même chose pour moi que pour vous, mais je sais que nous sommes d’accord vous et moi sur la manière dont il faut prononcer ce mot, parce que ce qui est écrit là, ce sont des sons. Les lettres de notre alphabet sont des phonogrammes, c’est-à-dire qu’elles décrivent une manière de placer la gorge, la langue et les lèvres puis de propulser l’air pour émettre des sons. Lorsque nous écrivons, autrement dit, nous travaillons une matière physique. Nous écrivons de la musique. Un roman, c’est une partition.

Une partie du roman est nourrie par l’ambiguïté du rapport qu’entretiennent les mots et les choses (qui dans le roman est représenté par les « hameçons ») : Est-ce que Saravouth, en appelant son père dans la forêt, peut le faire apparaître ? Et si après quelques essais, le père n’apparaît pas, est-ce que cela signifie qu’il est mort et n’apparaîtra jamais, ou bien que Saravouth ne l’a pas assez, ou pas convenablement, appelé ?

N’oublions pas qu’Orphée doit chanter pour ouvrir la porte des Enfers. La porte s’ouvre, il descend, et il est sur le point de ramener Eurydice quand finalement il se retourne, et échoue, non pas parce que son chant n’a pas fonctionné, mais parce qu’il n’a pas cru qu’il pouvait fonctionner… Est-ce que Saravouth a perdu son père parce qu’il n’a pas assez cru qu’il pouvait le retrouver ? Cette question peut paraître idiote, mais dans la tête d’un enfant qui cherche son père dans la forêt en pleine guerre civile, et se demande s’il doit ou non renoncer, je vous assure qu’elle ne l’est pas.

 

- Ce texte ne répond pas chez vous à un besoin d’enracinement dans une histoire d’exil, par exemple. Quelle part de vous-même avez-vous convoquée pour écrire sur ce sujet qui semble pourtant si loin de votre vie personnelle ?

Quelle part de moi-même ? Toutes les parts, esprit et corps. Mais je n’ai pas l’impression pour autant d’avoir expérimenté la guerre civile ou l’exil. Finalement écrire un roman à propos de quelqu’un d’autre, c’est un peu comme prier pour lui. On n’endosse pas sa souffrance, pas plus qu’on ne peut prétendre l’en guérir, mais on s’ouvre à elle, de part en part.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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