"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En 1974, le grand philosophe Ernst Bloch (1885-1977), auteur du Principe espérance, se prête à un long entretien réalisé par José Marchand pour la télévision française (et qui ne sera jamais diffusé). Passionnant entretien, où le philosophe âgé de 89 ans revient dans le détail sur la vie qui fut la sienne.
Sur son enfance, longuement : milieu familial modeste, acculturé, ville natale ouvrière - Ludwigshafen : « ville laide, marquée par ce que le capitalisme moderne a de dur et d'impitoyable, et où vivait un prolétariat affamé, exploité, en haillons », dont le hasard veut qu'en face il y ait Mannheim, la ville de résidence du Palatinat. « D'un côté le lumpenprolétariat et de l'autre la bourgeoisie. » Sa pensée et sa politique s'enracinent dans ce paysage frontal là.
Sur la formation de sa pensée, ensuite.
Schopenhauer, pour commencer, essentiel ;
Schelling ensuite (« que probablement personne au monde ne connaît mieux que moi ») ; mais, simultanément, secrétaire du parti communiste de la RDA et président du Conseil d'État, en l'exhortant à « démissionner », « dans l'intérêt du peuple, de la démocratie et du socialisme », ce qui lui vaut d'être arrêté le lendemain. Le 13 août 1961, la nouvelle de la construction du mur de Berlin le décide à ne plus jamais retourner en RDA et à s'installer à Tübingen. En 1968, il salue avec enthousiasme le soulèvement du peuple tchèque. Ses oeuvres complètes, en 15 volumes, sont publiées de son vivant et sous son contrôle chez Suhrkamp.
Une erreur. Le Parti a formulé sa propagande dans un langage qui n'atteignait pas les couches sociales qu'il voulait atteindre. Il aurait fallu intégrer l'enivrement, le montage et l'expressionnisme dans le mouvement communiste. [...] Les nazis n'ont pas cessé de nous dépouiller ; ils tiraient le plus grand profit du fait que nous avions abandonné ces territoires de la grande tradition révolutionnaire, et n'en utilisions plus, au mieux, que les noms - par exemple : Spartacus. » Les livres aussi sont longuement évoqués et explicités. D'Héritage de ce temps (célébration de l'expressionnisme) à l'oeuvre maîtresse, Le Principe Espérance.
Et évoqué le dur travail sur le concept : de « matière », par exemple, et des paradoxes par lesquels il faut en passer selon lui - le paradoxe de l'idéalisme. De même sur le concept de « morale » dans le matérialisme. De même du « non-encore-conscient », et de son corollaire objectif-réel, le « non-encore-devenu », La biographie, dans cet entretien, n'est jamais distincte de l'analyse ; elles s'entremêlent. Ainsi, fin novembre 1956, Ernst Bloch interpelle personnellement Walter Ulbricht, le premier Bloch parle ensuite de ceux grâce auxquels cette formation s'est affinée : Georg Simmel, en tant que professeur, mais par qui il se lia d'amitié avec Lukács. Puis, plus tard, après 1918, et après avoir publié son premier livre, L'Esprit de l'utopie :
Benjamin, Kracauer, Adorno, Klemperer, Weill et Brecht, dont il fait autant de portraits vivants, et beaux. Benjamin : « [...] un peu bizarre, excentrique, mais son excentricité était extrêmement productive. » Adorno : « [...] ses yeux d'un noir très dense, étrangement privés d'arrière-fond, exprimaient la tristesse, d'une façon que je n'ai jamais vue chez aucun autre homme. » Brecht : « [...] il n'est ni quelqu'un qui dit oui, ni quelqu'un qui dit non, ni non plus quelqu'un qui dit peut-être », qui, s'il avait vécu plus longtemps « aurait ouvert la voie à une forme de connaissance très différente ». Les échanges intellectuels avec chacun sont minutieusement restitués ; les motifs d'affinités établis, et les raisons des brouilles éventuelles rendues sans procès, attribuées aux seules évolutions des oeuvres et de la vie de chacun (l'orthodoxisation de Lukács, le conservatisme final d'Adorno, par exemple).
Bloch s'attarde aussi, bien sûr, sur la politique ;
Sur les rapports du communisme au nazisme :
Ce que le Parti communiste a fait avant l'accession d'Hitler au pouvoir était juste et bon ; ce qu'il n'a pas fait, par contre, relève de l'erreur. Le fait qu'il n'ait pas remarqué l'enivrement et qu'il ne se soit pas inspiré du montage qui captive l'imagination était Luxemburg, Marx et Engels, premières lectures politiques. La lecture de Hegel surtout sera essentielle, à une époque où celui-ci « était considéré comme un chien galeux dans toutes les universités allemandes ».
Résumé de cette formation peu orthodoxe : « Les Mille et une nuits, Fidelio et la Phénoménologie de l'Esprit sont les oeuvres qui ont, dès mes années de jeunesse, exercé sur moi une influence décisive. »
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