Nostalgique, nomade ou plutôt romantique ? Trouvez le livre de la rentrée qui vous correspond !
Si les récits de survivants du Goulag sont légion, il est plus rare de lire des témoignages de déportés sous le régime tsariste, en Sibérie. La Kolyma tristement célèbre des années staliniennes était alors appelée « Perdition ».
Vladimir Tan Bogoraz, auteur de ce livre, a eu une vie digne d’un roman : lui aussi fut arrêté puis exilé en Sibérie. Il y approfondit une passion pour l’ethnographie, commencée lors de son séjour en prison, et étudia les peuples iakoutes, tchouktches…devenant ainsi le père de l’ethnographie russe.
Il tenta de faire reconnaître les intérêts de ces peuples lors de l’avènement du communisme et de l’homme soviétique, monolithique mais n’y parvînt pas. Il mourut en 1936, à l’aube d’une disgrâce qui aurait pu lui être fatale.
Ces récits, 9 nouvelles en tout, ont pour cadre Perdition et nous plonge dans cette vie aux conditions dantesques, à la rencontre de ses habitants, volontaires ou forcés.
Si l’on retrouve certains personnages d’un récit à l’autre, la temporalité n’est pas linéaire. Pour autant, impossible de lâcher ces nouvelles car leur grande force réside dans l’immersion que l’on ressent à la lecture de ces pages.
Le lecteur devient, comme ces forçats, prisonnier d’une prison sans barreaux, où la nature est la plus certaine des geôliers.
Monotonie du cadre de vie, monotonie des relations sociales.
Lorsque vos compagnons d’exil, les locaux et les gardiens sont vos seuls compagnons. Votre seul horizon. Les seuls acteurs des débats qui se renouvellent sans nouveauté.
Lorsque les nouvelles de l’extérieur n’arrivent que trois fois par an.
Lorsque le climat et les conditions de vie semblent vous ramener à la plus simple expression de l’humanité : la survie.
Le très court été, occupé à pêcher les poissons dans des conditions exténuantes. Puis l’automne et l’hiver interminable, lorsque les murs de votre yourte sont votre seul point de vue, lorsque charger le bois est la seule tâche quotidienne pour rompre la monotonie. La faim qui tenaille, le poisson pour seul repas. Et le cycle qui reprend avec le retour de l’été.
Difficile de ne pas sombrer dans la mélancolie, la désespérance au fil des années lorsque le souvenir de la vie d’avant s’estompe.
Ces récits de la Perdition se caractérisent par une plume très maîtrisée, aux descriptions de toute beauté, entraînant le lecteur dans une atmosphère étouffante, au rythme lent au diapason de cette vie.
Cette lecture que j’ai pris le temps de savourer est une vraie réussite.
Les Éditions des Syrtes ont publié en ce mois de mai les récits de Vladimir Germanovitch Bogoraz, Natan Mendelevitch Bogoraz de son vrai nom. C'est une publication qui peut être saluée, étant donné la rareté de ses écrits traduits en français. S'il est connu dans notre pays, c'est de façon plus confidentielle, principalement dans le domaine de l'ethnologie. En Russie, il l'est également car il fut l'un des premiers à avoir écrit et publié une oeuvre fantastique russe, le dragon de lune. L'homme endosse une multiplicité de casquettes, certes, celle du révolutionnaire, de romancier et de poète, d'anthropologue, de linguiste et d'ethnologue, de professeur et de conférencier et directeur de musée, rien que cela. Mais les Éditions des Syrtes, par le biais de la traductrice Marine le Berre-Semenov, et de la préface de Jil Silberstein, proposent, à travers ce recueil de ces fictions, une sorte de combinaison de presque toutes ces fonctions. Si Tan Bogoraz est devenu un passionné et expert des peuples autochtones sibériens, dont la culture et la langue Iakoutes, c'est d'abord parce que tout révolutionnaire qu'il fut, il a échu en exil en République de Sakha ou Iakoutie, située au nord-est de la Sibérie. le présent ouvrage fut publié, sous l'appellation Histoires de la Kolyma transformés en ici en Récits de la Perdition.
Ces récits sont inspirés de son propre exil au nord-est du pays, mettent en scène les mêmes personnages, les mêmes lieux : forcément, les conditions de vie sont telles qu'absolument personne, sauf peut-être un fou mystique, n'y pose ses valises ou s'y attarde par plaisir. Vladimir Tan Bogoraz n'est pas avare en détails et en descriptions minutieusement composées sur cette région de l'extrême, et j'en fus très friande. Il multiplie ces évocations picturales auxquelles la couverture rend hommage. Dans la rudesse et la froideur hostiles du gel, de la boue, du froid, jaillit de temps en temps une aurore boréale. Panorama aussi terrorisant que fascinant, c'est aussi un extrême en matière de sensations que Vladimir Tan Bogoraz nous fait vivre. C'est un paysage dont la beauté exaltante et enivrante n'a d'égale que l'amplitude du danger qui guette l'étourdi – froid, faim, folie – et si l'auteur partage bien volontiers cette ambivalence avec son lecteur, c'est aussi un paradoxe que vivent ses habitants, où les uns n'y voient plus qu'un piège sans retour, où pour d'autres les lieux représentent la plénitude absolue loin de toute interaction sociale, en totale immersion et communion avec la nature.
C'est une expérience aussi diverse que le nombre de personnages dont il est question à travers ces récits. Des exilés, des autochtones, des cosaques, les personnalités de cette population sont extrêmement diverses, des hommes et des femmes qui à force de vivre dans un état relatif de dénuement, à l'état de retour à une civilisation qui vit à longueur de temps à la frontière de l'indigence, strict minimum vital. Mon récit préféré, c'est peut-être celui de Verevtsov, le végétarien qui survit tant bien que mal dans un lieu où la chair de poisson est le mets journalier, et qu'il refuse pourtant de manger. C'est aussi une sensation quelquefois oppressante de lire ces récits du bout du monde, où la vie en société se résume au strict minimum, celui du minimum nécessaire pour ne pas devenir fou : ici, on touche du doigt la solitude profonde et absolue, celle des espaces perdus et immenses, celle qui fait perdre la mesure du temps qui passe, de l'immensité dans laquelle se fond l'unité des individus. Il y a les autochtones, les Iakoutes, dont Vladimir Tan Bogoraz s'est passionné, habitués depuis leur naissance à cet environnement stérile et hostile, il y a les exilés qui doivent s'adapter au climat, au dénuement, à la solitude, à ne manger quasiment que du poisson, à passer leur journée à pécher.
Descriptions de la vie quotidienne, de la pêche aux débats enflammés sur la société et politique russe, entrevues amoureuses, scènes de mort, il y a cette solidarité inaliénable, mue par un sentiment de survie, qui rassemble tous les Khreptovski, les Pavlov, le staticien Kalnychevski, le mystique Bronski et autres exilés autour d'un même feu, une même kacha, une même barque. Question mysticisme, Vladimir Tan Bogoraz emprunte quelquefois des voies métaphysiques, en démontrant que cette vie immatérialiste par nécessité amène chez certains à une forme de stoïcisme aussi bien matériel qu'intellectuel qui donne lieu à une transcendance, où le corps n'est que seconde zone face à l'importance de l'esprit, dont se font fort les chamanes autochtones. La nature y est maître.
Vladimir TAn Bogoraz rend un vibrant hommage, à travers la fresque de ses descriptions enivrantes, à cette nature lointaine, brute et sauvage, avec laquelle les exilés doivent apprendre à cohabiter et à s'adapter. Dans les tableaux de ces différentes personnalités échouées en pleine Iakoutie, certaines de force, d'autres de leur propre gré, on obtient un aperçu de cet empire russe voué aux forces de plus en plus mouvantes de la révolution même depuis le lointain de la Sibérie. J'ai découvert un auteur obsédé par le détail, possédé par une région, un peuple, une langue, un mode de vie et qui a la passion communicative. Ses descriptions sont un régal à lire ! Et, surtout, ne pas oublier de lire l'avant-propos de Jil Silberstein qui apporte un éclairage unique et essentiel sur Vladimir Tan Bogoraz.
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