"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En 1936, Frigyes Karinthy apprend qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau. A Budapest et dans toute la Hongrie, l’émotion est considérable. L’auteur décide alors d’écrire « la réalité qui compose » en observant tantôt son état s’aggraver avec détachement, humour et légèreté ; tantôt en décrivant minutieusement la douleur insupportable qu’il éprouve avec une crudité saisissante et terrifiante qui n’épargne aucun détail des symptômes handicapant toujours plus son quotidien jusqu’à la salvatrice mais redoutable intervention chirurgicale qui aura lieu en Suède.
D'abord, le récit de Frigyes Karinthy s’organise autour du rapport à son corps qui se transforme avec sa maladie, en lui donnant l’impression de lui échapper jusqu’à même lui sembler étranger. En effet, des symptômes curieux viennent troubler le quotidien de l’écrivain hongrois s’aggravant toujours plus jusqu’à l’empêcher de vivre et le condamner à la cécité, la paralysie et à l’idiotie s’il ne se fait pas opérer dans les plus brefs délais. Une première partie du récit relate une longue période de doutes et de consultations médicales avant qu’un véritable diagnostic ne soit posé après un séjour à l’hôpital de Budapest et un autre dans un établissement à Vienne où une batterie d’examens atteste bien qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau.
Ensuite, une deuxième partie de l’œuvre évoque les différentes pérégrinations de l’auteur avant qu’il ne se décide à être d’accord pour une intervention chirurgicale procédant à l’ablation de sa tumeur alors que depuis son lit de malade à son domicile ; il tente de poursuivre sa vie sociale comme si sa pathologie n’existait pas, en invitant continuellement ses amis à son chevet.
Enfin, dans une dernière partie, accompagné de sa femme, Frigyes Karinthy part en Suède pour se faire opérer avec succès de la tumeur dont il est atteint. L’exposé précis de l’intervention chirurgicale, du ressenti comme des actes réalisés sont rapportés minutieusement par l’auteur.
L’ouverture du récit débute sur le quotidien de l’auteur, habitué du Café Central à Budapest pour ses traditionnelles réunions littéraires interrompu par une étrange sensation sonore de « train invisible » vécue comme une hallucination. Puis, au gré de ses contacts au travail ou avec ses proches, ou seul dans ses activités, Frigyes Karinthy va peu à peu entrer dans une espèce d’ère de soupçon avec son corps qui n’obéit plus exactement comme son esprit le voudrait. Au fur et à mesure, il va en effet éprouver des symptômes de vertiges, puis des nausées qui ne vont cesser de s’aggraver, ce qui va entraîner chez l’auteur des réflexions sur la dualité du corps et de l’esprit, sur la mort et la peur qu’elle engendre. Il compare ainsi son esprit à un maître et son corps à l’image d’un navire, en s’interrogeant s’il « pourr[a] […] davantage contrôler les myriades d’atomes, cellules et organes dont [il] a été le roi depuis [sa] naissance… […] Qu’adviendrait-il de [lui], maître déchu de son empire ? ».
Il cherche constamment à s’adapter à son nouvel état, y compris à celui de crises d’évanouissements et de perte du sens de l’orientation. En visite dans l’asile d’aliénés où sa femme étudie la neurologie et la psychanalyse, Frigyes Karinthy a d’ailleurs l’intuition forte d’avoir une tumeur au cerveau après avoir vu un patient atteint de ce même trouble.
Dès le début, sa prémonition est juste. Pourtant, une longue série de consultations médicales où des diagnostics souvent ineptes avec des prescriptions farfelues préconisées suscitant des situations qui prêtent à sourire permettent à Frigyes Karinthy d’entretenir une certaine forme de déni par rapport à ce qu’il vit et les symptômes qu’il décrit : il avoue d’ailleurs « croire qu’il suffit de cacher sa tête dans le sable pour que le Soleil noir ne [l’] atteigne pas »...
Irrésistible et émouvant.
Frigyes Karinthy (1887-1938), écrivain hongrois, s'est d'abord fait connaître par ses parodies de Jules Verne, Oscar Wilde, Ibsen, Pirandello ou encore J. Swift comme ici, reprenant notamment le nom de Gulliver. A savoir que Frigyes Karinthy est aussi l'inventeur (en 1929) du concept des six degrés de séparation, cette théorie qui dit que chacun d'entre nous sur la planète, peut être connecté à une autre personne en suivant une chaîne de connaissances ne contenant pas plus de cinq intermédiaires. (merci Wikipédia, je connaissais la théorie, mais point son inventeur). Théorie qui paraît de plus en plus réelle avec l'éclosion des réseaux sociaux. Frigyes Karinthy est aussi le père de Ferenc Karinthy, auteur de Épépé dont j'ai récemment parlé et réédité chez Zulma.
Mais revenons à Capillaria, court roman écrit en 1925 et son monde sous-marin sorte de monde inversé dans lequel les femmes se comporteraient comme les hommes sur terre ; enfin comme en 1925, parce que de nos jours, aucun homme ne négligerait la Femme ne la cantonnerait dans un rôle quasi exclusif de reproductrice et de mère, ne la frapperait pour qu'elle obéisse, ne la traiterait comme une espèce à part inférieure à l'Homme. Non, de nos jours les femmes ont l'égalité absolue, elles accèdent aux postes les plus hauts dans toutes les sociétés politiques ou religieuses (une femme Présidente ou même Première Ministre -il y en eut une seule en France- c'est forcément pour bientôt-, dans les entreprises où elles trustent les postes à responsabilités, les hommes prenant activement et volontairement leur part de tâches ménagères, d'éducation des enfants...
Mais plutôt que d'ironiser, revenons encore une fois à Capillaria qui est d'une force satirique très actuelle, une sorte de récit intemporel, tant les choses n'ont point beaucoup évolué. C'est aussi plein d'humour et d'ironie, formidablement vif et vivant lorsque Gulliver tente d'expliquer à Opula, la reine des Ohias comment est la vie sur terre et comment là-haut, les hommes règnent sur le monde mais restent finalement soumis aux désirs
"De la façon décrite, j'ai fait connaître à sa Majesté la situation de la femme en Europe au cours de l'évolution historique. J'ai parlé sans détours de l'oppression regrettable que viennent seulement de dévoiler les chercheurs de notre siècle. Pendant des milliers d'années, les hommes avaient refusé aux femmes les droits dont l'exercice est le devoir le plus sacré de tout citoyen civilisé. Les hommes s'étaient réservé tous les privilèges en invoquant simplement le droit du plus fort qui peut tout se permettre vis-à-vis des plus faibles. Les femmes n'avaient ni le droit de travailler, ni d'étudier. Seuls les hommes pouvaient gagner le pain quotidien à la sueur de leur front, ce qui fatigue le corps et amoindrit la sensibilité de l'âme." (p.54/55)
Un petit bouquin excellent, édité dans la collection Minos, admirablement écrit qui devrait faire partie de ces classiques lus et relus, inoubliables en tous cas.
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