"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Au bord de la nuit de l’auteur allemand méconnu Friedo Lampe est le premier de ces ouvrages, le second est le passionnant Le chat, le général et la Corneille, qui a été l’objet d’une chronique ultérieure. Au bord de la nuit fait partie de la collection Vintage de la maison d’Editions, collection qui regroupe les classiques de la maison, où l’on classe forcément Friedo Lampe, mort en 1945, et faisant partie de ces écrivains trop discret, en tout cas, bien injustement oublié. Il est mort l’année ou l’Allemagne a été démantelée, la longueur de son oeuvre en a fait les frais. J’ai pris connaissance de l’auteur avec ce surprenant et visionnaire texte, obligeamment entouré des notices biographiques et exégètes.
Si j’ai utilisé le terme de surprenant, c’est que le récit se déroule sur le seul temps d’une soirée mais inclut une multitude de personnages, dans qui serait être un quartier de la Brême natale de Lampe. Nous ne sommes pas du tout sur une diégèse classique, introduction, développement, fin. Friedo Lampe pose son regard – ou plutôt il déploie son microscope – sur ceux qui hantent ce bout de ville, entre artère principale et embarcadère un soir parmi d’autres. Plus qu’un simple regard, il infiltre chaque scène, chaque intériorité, et navigue de l’une à l’autre : jamais le flux de conscience n’a aussi bien porté son nom. Lire Friedo Lampe, c’est se rappeler le style unique de Virginia Woolf, la révolution de son style – à l’époque – qui peut désorienter le lecteur.
Le roman démarre au coucher du soleil, à sept heures et demi, pour se terminer quelques heures plus tard. La particularité de ce mode de narration réside donc dans sa fluidité, la narration se perpétue d’un personnage à l’autre sans nul besoin d’artifice quelconque. Bien sûr, c’est déroutant, mais j’ai lu avec l’impression de visualiser une scène en continu grâce à l’objectif de l’auteur. Le dialogue lit les personnages entre eux, comme un long telephone arabe, une chaîne dont chacun des maillons est un des personnages du récit. L’intérêt de ce roman est non pas uniquement dans son contenu même, mais dans sa forme qui donne presque au lecteur l’impression de visualiser un film. La prouesse de l’écriture de Friedo Lampe est de donner une autre dimension artistique à son récit : celle d’un hybride entre littérature et cinéma, ou l’imagination du lecteur est mise à contribution, et l’image créée dans son esprit est ainsi plus prégnante qu’avec une narration classique.
Un parc, un port, une rue principale – l’Oberstrasse -, un cinema on ne peut pas dire que des détailles particuliers qualifient cette ville allemande, que nous présente l’auteur, plutôt anonymisée par le manque de toponymes. Le don de l’écrivain réside d’ailleurs dans la simplicité, la banalité de la scène choisie en y inscrivant la diversité des caractères qui s’entrecroisent au quotidien à travers des épisodes de vie, des jeux d’enfants, un match de catch, le départ d’un navire et quelques incidents mineurs, en une soirée d’automne. C’est donc sur ces flux, certains très courts, d’autres plus longs, de consciences de personnages, tout ce qu’il y a de plus banals et sur la simplicité d’une soirée d’automne au sein d’une ville portuaire allemande que l’écriture de Friedo Lampe exploite pour en faire un texte singulier.
Lors de mes cours de littérature anglaise, lorsqu’il fallait aborder la problématique du Stream of Consciousness, les enseignants abordèrent Woolf, mais aussi James Joyce ou encore Dujardin pour la partie française. Friedo Lampe brille aux abonnés absents et pourtant ce titre-là est un exemple frappant de ce mode de narration, qui a surtout été l’instrument d’auteurs anglophones. Friedo Lampe mériterait sa place dans le panthéon, d’autant qu’il représente l’Allemagne, ou la littérature n’a pas forcément osé s’aventurer sur ce terrain-là. On ne peut que féliciter cette initiative des Editions Belfond de mettre en lumière à travers ce texte, et ses explications bienvenues, un auteur injustement passé dans l’oubli. L’étude conclusive du roman d’Eugène Badoux apporte d’ailleurs un éclairage précis sur les signes avant-coureurs, de mauvais augure, qui ressortent de ce texte publié en 1933 et qui contient peut-être déjà les premiers coups de tonnerre de deux décennies terribles. Avec un peu de recul, considérant le titre, le français est l’exacte traduction de l’allemand, la date de rédaction et le contenu même, toute sa dimension métaphorique s’éclaire en une ultime coup de lucidité : si justement, Friedo Lampe, a choisi cette période bien définit de cette fin de jour, il est effrayant de constater l’acuité de l’homme quant à sa vision de l’avenir bien sombre, cette réalité au bord de basculer.
C’est donc une écriture d’une extrême sensibilité qu’est celle de Friedo Lampe, comme l’était l’homme selon les descriptions liminaires, qui annonce, peut-être pas un monde, en tout cas un pays sur le point de s’embraser. Il est l’auteur également d’un second roman Orage de septembre ainsi de quelques nouvelles, dont on peut garder l’espoir qu’ils seront réédités un jour.
Brême, années 30, en fin de journée, comme une suite de tableaux où les personnages peuvent aller de l’un à l’autre, Friedo Lampe raconte ce qu’il voit en éclairant tour à tour les scènes décrites, sans qu’il y ait une histoire commune.
Les personnages se côtoient, se mêlent, parfois, les faits se superposent, parfois, dans ce quartier populaire près du port. La solitude et la mort frôlent l'amour et le désir, caressent l'envie et la haine, chaque personnage est un héros mis en avant par la poursuite dont Lampe a endossé le rôle !
Nulle mention de politique mais le livre a été confisqué en 1933 parce qu’il abordait des thèmes honnis par l’idéologie nazie !
J’ai aimé cette manière d’écrire, façon BD sans dessin ou théâtre à plusieurs tableaux sur une scène pivotante. On picore ou prend tout, en tout cas on ne peut rester indifférent à toutes ces vies croisées.
#FriedoLampe #NetGalleyFrance #rentreelitteraire2021
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