"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Suivi de «Aux sources de la Recherche du temps perdu». Textes transcrits, annotés et présentés par Luc Fraisse, professeur à l'Université de Strasbourg.
Avec ce recueil de nouvelles et de textes divers inédits[1] nous remontons aux sources de la Recherche du temps perdu.
Dans les années où il ébauche le roman qui deviendra Jean Santeuil, Proust, âgé d'une vingtaine d'années, compose de courts textes de fiction, qui sont autant d'esquisses où l'on peut déjà entrevoir les personnages, les situations, les réflexions qui jalonneront la carrière mondaine, la vie affective et l'évolution spirituelle du Narrateur depuis son enfance dans Du côté de chez Swann jusqu'à l'illumination du Temps retrouvé.
Cet ensemble paraît en 1896 avec une préface d'Anatole France. Il a pour titre Les Plaisirs et les Jours. S'il est salué par quelques critiques amicales, son importance littéraire n'est guère perçue avant le début des années 1920, c'est-à-dire après la mort de l'auteur, dont on ne peut plus méconnaître le génie. Mais il retombe dans l'oubli jusqu'au début des années cinquante, lorsque Bernard de Fallois, avec Jean Santeuil (1952) et Contre Sainte-Beuve (1954) jusqu'alors inédits, met en pleine lumière la genèse de l'oeuvre proustienne.
C'est alors que Bernard de Fallois, «?le proustien capital?» selon l'heureuse expression de Mme Nathalie Mauriac, découvre, en rassemblant des manuscrits dispersés, un ensemble de neuf nouvelles initialement destinées à figurer dans Les Plaisirs et les Jours, et dont aucune n'avait jamais été publiée, pas même en revue.
Il en fit une analyse méthodique dans un chapitre de sa thèse de doctorat, chapitre qui a été tout récemment publié (Proust avant Proust).
Ces textes portent la marque d'un travail approfondi?: corrections, variantes, repentirs, changements de noms, par exemple.
La plupart de ces courts récits obéissent aux lois du genre?: mise en scène d'une situation, péripéties, chute finale. Dans quelques cas il s'agit d'une libre méditation esthétique et philosophique («?Après la 8e Symphonie de Beethoven?»). On y voit le jeune écrivain multiplier les expérimentations narratives suggérées parfois par ses lectures mais déjà résolument engagé dans le processus de création qui annonce par bien des signes l'oeuvre future.
Une question se pose d'emblée?: pourquoi Proust a-t-il écarté des Plaisirs ces textes qui étaient mentionnés dans le sommaire initial intitulé «?Le Château de Réveillon?» et en a-t-il laissé quelques-uns dans un état de relatif inachèvement?? Il faut évidemment peser la réponse avec la plus grande circonspection.
Sans doute considérait-il qu'en raison de leur audace ils auraient pu heurter un milieu social où prévalait une forte morale traditionnelle. Sans recourir à l'érudition biographique, cette interprétation n'est certainement pas arbitraire si l'on songe au rigorisme des «?gens de Combray?», tel qu'il est évoqué dans la première partie de Du côté de chez Swann, par exemple.
En effet le thème dominant de ces oeuvres, c'est l'analyse de «?l'amour physique si injustement décrié?» (Swann) en des termes qui annoncent et préfigurent Sodome et Gomorrhe, soit directement soit par voie de transposition.
C'est donc en partie, sous le voile d'une fiction transparente, un «?Journal intime?» de l'écrivain. La prise de conscience de l'homosexualité y est vécue sur le mode exclusivement tragique, comme une malédiction. On n'y trouvera aucune de ces notations comiques, introduites ici ou là tout au long de la Recherche, et qui confèrent à l'oeuvre toutes les couleurs de la vie, même au sein des drames les plus sombres. Mais Proust est déjà là avec sa parfaite maîtrise de l'expression. L'influence stylistique des contemporains, d'Anatole France à Henri de Régnier, de Paul Hervieu à Robert de Montesquiou, y est sensible. Tout comme celle des modes de l'époque mais la phrase porte déjà la marque du classicisme. Certes, on ne rencontre guère l'éblouissante pyrotechnie verbale où l'art de la métaphore filée, tour à tour ironique et poétique, souvent déconcertante dans son apparente fantaisie et toujours rigoureuse et suggestive, ne cesse de nous enchanter. Ces pages inédites n'ont pas la perfection de la Recherche mais précisément elles nous aident à la mieux comprendre en nous révélant ce que fut son début.
(Autre hypothèse?: Proust aurait écarté ces textes parce qu'ils déséquilibraient Les Plaisirs et les Jours. C'est possible mais rien ne vient étayer cette interprétation.) Le volume est complété par un ensemble de documents présentés par Luc Fraisse sur les sources de la Recherche?: notes de lectures, analyses d'ouvrages philosophiques, ébauches préparatoires de passages devenus célèbres (comme le début si souvent cité?: «?Longtemps je me suis couché de bonne heure?»), brèves notations sur les modèles masculins de Gilberte, première esquisse de la rencontre entre Charlus et Morel, ou bien encore ce «?divertissement?» en alexandrins intitulé «?À l'ombre des jeunes gens en fleurs?».
On se souvient que le jeune Narrateur, dans ses promenades solitaires mais souvent exaltées autour de Combray, dans la vaine recherche d'une grande idée philosophique autour de laquelle organiser ses impressions, désespérait de devenir jamais «?le premier écrivain de l'époque?». Il espérait néanmoins - plaisamment - y parvenir grâce aux relations de son père, à l'aide du gouvernement et de la Providence.
Nous voyons bien, en lisant attentivement Le Mystérieux Correspondant, qu'il avait déjà très tôt trouvé seul, résolument et sûrement, et sans l'aide d'aucune puissance extérieure, le chemin de son grand rêve.
Cet exceptionnel ensemble sortira au moment où l'on célébrera le centième anniversaire de l'attribution du Prix Goncourt à Proust pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919).
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