"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Voilà un recueil de textes - poèmes, nouvelles, extraits d'essais - datant pour la plupart de la fin du XIXe siècle. Le fait n'est pas si fréquent et mérite d'être signalé. En effet, si la période a ses adeptes, ses happy few - car quelle langue merveilleuse écrivait-on alors ! -, il faut avouer qu'elle demeure, dans une large part, méconnue du public.
Certes, personne n'ignore les noms de Mallarmé, Verlaine ou même Huysmans : ce sont des astres encore vifs ; mais qu'en est-il de Remy de Gourmont, Jean Lorrain, Joséphin Péladan, Robert de Montesquiou, Renée Vivien, dont la lumière, qui a fécondé toute une littérature de la modernité et inspiré une génération d'écrivains illustres, n'aurait besoin que de nouveaux regards pour retrouver son éclat ? Qu'en est-il, a fortiori, de Louis Denise, Camille Lemonnier, Jules Bois, Camille Delthil, Gaston Danville, étoiles désormais éteintes, braises dormant sous la cendre de l'histoire littéraire, sur lesquelles soufflent seulement de rares spécialistes du romantisme noir, de la décadence ou du symbolisme ?
Progressivement ou subitement, ils ont disparu dans la nuit. Peut-être l'avait-il eux-mêmes trop convoquée de leur vivant ? Sans doute était-il inconsidéré de plonger un siècle positiviste, tout entier tourné vers le progrès matériel, éclairé par la seule fée électricité, dans les ténèbres, fussent ces ténèbres celles de l'être.
L'entrée en force des succubes, déjà connus dans l'Antiquité et étudiés au Moyen Âge, dans le roman gothique d'abord puis dans la littérature de la fin du siècle avant-dernier, réclamait l'instauration de la nuit la plus noire. Celle qui rend l'homme à lui-même, à son mystère. Le succube, ou l'incube - son pendant masculin -, ou encore l'égrégore qui ne s'attache qu'aux personnes du même sexe, est un phénomène spirite, une manifestation démoniaque, spectre ou vampire, qui vient abuser le dormeur pendant son sommeil, et l'épuise, voire l'anéantit.
L'intérêt des écrivains réunis dans L'Ange noir pour ce beau monstre témoigne évidemment de leur souci de sonder l'inconnu, de coloniser cet espace encore inexploré par la science. Rien d'étonnant qu'à cette époque se développent parallèlement à cette littérature, qui n'y fut pas indifférente, plusieurs courants ésotériques et qu'un engouement certain pour ces questions naisse et s'installe durablement en France et ailleurs en Europe.
Voilà qui renseigne sur les inquiétudes, les angoisses d'une société troublée en quête de sens. Mais là n'est pas l'enseignement essentiel délivré par les succubes. Car il faut bien voir que si le succubat fut défini et condamné par l'Église comme manifestation diabolique, c'est qu'il échappe justement au social, c'est qu'il isole justement l'individu de la société. « Quand je m'arrache de ce lit, où seul j'agonise ; quand je me traîne dans la rue, je suis si blême, si décharné que les hommes se détournent quand je passe et que les femmes poussent un cri... » confie le narrateur de la nouvelle de Jules Bois.
L'être que visite le succube ou l'incube est tout entier livré à son esprit : ce sont des solitaires, des imaginatifs, comme le héros de « L'Ange noir » de Gaston Danville ou le bien nommé comte de la Muerte du récit inédit de Nicusor de Braïla ; ce sont encore des artistes, dont l'insertion sociale n'est qu'un leurre, comme dans le conte de Jean Lorrain. Les victimes expérimentent une solitude que trouble le souvenir de l'aimée disparue, et voici que survient la morte amoureuse, nécrophile fantasme, mais si réel qu'il conduit celui qui l'éprouve au tombeau.
Tel est le désir, car il s'agit bien de cela et exclusivement de cela ; tel est le désir dont ces récits de succubes nous disent la puissance et l'origine : cet « infracassable noyau de nuit » dont parlait André Breton. Freud n'avait pas encore théorisé l'inconscient, Charcot s'intéressait déjà à l'hystérie dont l'héroïne de Remy de Gourmont, la « nerveuse et pauvre, imaginative et famélique, Douceline (.) [qui] se prit d'une tendresse de contradiction pour le coin méprisé et défendu », présente toutes les dispositions. L'adolescente se prend d'une passion dévorante pour les images pieuses ; le désir de Jésus la creuse, charnellement ; elle s'éprend de Péhor qui « se logea dans l'auberge du vice, sûr d'être choyé et caressé, sûr de l'obscène baiser des mains en fièvre ». Douceline est visitée, possédée par l'incube.
Le désir, celé, s'extériorise, prend forme, devient autre. Douceline ne s'appartient plus ; elle appartient à Péhor ; elle appartient à son désir : « et l'âme de Douceline quitta ce monde, bue par les entrailles du démon Péhor. » Comme si on faisait ce qu'on veut de son corps ! lancera, en 1926, Aragon en conclusion du magnifique « Entrée des Succubes ». Telle est bien, en effet, la leçon à tirer de L'Ange noir : ces histoires de possessions et de dépossession de soi, sont l'affirmation de la toute puissance du désir, de la furieuse nuit du désir engloutissant la morale, la raison et le désirant lui-même.
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